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PLACE AUX POÈMES

Études sur l'artificialité des IA en poésie

L'humain, une construction constante

L'humain, une construction constante

Par Didier Nouzies , Alexandre Mignon (et l'IA?...)




On entend de plus en plus parler d'AGI, une Intelligence Artificielle Générale qui penserait comme nous, s'adapterait à tout, et finirait même par nous dépasser. Certains milliardaires de la tech l'annoncent comme inévitable. Pourtant, cette idée repose sur des malentendus.

L'intelligence humaine, ce n'est pas juste résoudre des problèmes. L'humain ne fait pas qu'analyser ou calculer. Il ressent, il rêve, il imagine, il doute, il veut. Notre esprit s'appuie sur trois dimensions inséparables : la sensibilité (ce que l'on ressent), l'intelligence (ce que l'on comprend), la volonté (ce que l'on décide et met en acte) qui relie, intègre et synthétise les deux précédentes. Les deux premières s'opposent dans un dualisme irréductiblement contradictoire (art vs science, esthétique contre logique). La troisième fonde la raison et cherche au centre de l'être de chacun d'entre nous à les relier, les inclure et les synthétiser en une pyramide vivante aux trois faces toujours mouvantes. Ces trois dimensions possèdent des étages d'élévations innombrables qui vont tous interagir avec tous au sein des deux autres. Et ces étages s'élèvent en couches selon des niveaux passant progressivement du naturel au spirituel.


Ainsi à chaque microseconde, une impression sensorielle (couche la plus basse de notre sensibilité) de convoquer une image (couche un peu plus élevée, celle-ci du domaine de l'intelligence) s'orientant par exemple soit vers un désir (couche moyenne-basse du domaine volitif), soit vers une vertu (niveau plus spiritualisé de la mise en acte), ou bien mille autres actions ou pensées possibles encore.


Ceci fait de chacun de nous des êtres en constante construction, se reprenant sans cesse, car sans cesse des morceaux et facettes de nous tombent pendant que d'autres s'élèvent. Les innombrables possibilités qui en naissent fondent et refondent à chaque instant la valeur originale de notre réalité et notre unicité.

Les IA actuelles ne comprennent pas, elles devinent. ChatGPT, Gemini ou DeepSeek ne pensent pas. Ils prédisent des mots, des images ou des sons statistiquement probables en fonction de milliards d'exemples. Ils ne manipulent pas les idées, mais des signes. Ils imitent le langage, sans vivre ce que le langage exprime. Dire qu'ils comprennent revient à dire qu'un perroquet philosophe parce qu'il récite Platon.


Par ailleurs, le monde ne peut se résumer à du langage. Les LLM n'embrassent pas toute la dimension et la complexité du connu, et encore moins de l'inconnu. Yann LeCun, pionnier de l'IA mondiale, va quitter Meta, car il semble penser que le langage pris comme matière première de la majeure partie des algorithmes d'IA actuels (LLM) va se confronter à un mur. Et en effet, les LLM ne font que généraliser les concepts du langage pionnier de la communauté des chercheurs de l'IA qu'est le langage LISP imaginé dans ce seul but dès 1958. Le principe est identique : générer une réponse intelligente en prenant en entrée des séquences de symboles. Seul le niveau des symboles traités a pu évoluer du fait de l'immensité des puissances de calcul et de données aujourd'hui disponibles. Il n'y a aucun saut conceptuel dans les LLM.

Enfin, l'intelligence humaine, c'est surtout l'art de s'adapter et de faire face à l'inconnu et à des incertitudes. Celle des algorithmes fonctionne à partir de l'ingurgitation de milliards de données existantes. Comment peut-elle se mettre en place quand aucune donnée n'est disponible en entrée pour donner des résultats en sortie ?


Dans de nombreux domaines scientifiques, l'IA fait des prouesses. Par exemple, elle sait prédire la forme de certaines protéines mieux que les chercheurs. Mais ce succès ne nous dit pas pourquoi elles prennent cette forme. Autrement dit : L'IA trouve des réponses, mais ne comprend pas les questions. Elle devient plus performante, pas plus intelligente. Elle ne révèle pas la vie, elle la calcule. Mais peut-on tout calculer ?



C'est ici que l'humanité se sépare en deux, et ce depuis la nuit des temps. D'un côté ceux qui pensent qu'on pourra un jour tout expliquer de l'univers et du réel en sommes de « choses » et de « fonctions » indépendantes de quelconques contextes, et ceux qui ne le pensent pas. C'est le dilemme dit du « réductionnisme ». Les premiers, tel Auguste Comte au XIXe siècle (positivisme), sont convaincus que tout s'expliquera un jour, qu'il suffit de gravir pas à pas les marches de l'escalier de la connaissance et de procéder par enchaînement de causes et de conséquences appliquées aux savoirs préalablement acquis. Les autres, comme le philosophe et scientifique allemand du XVIIIe siècle Novalis, pensent qu'il y a une falaise, puis un gouffre quelque part en montant là-haut dans la brume, qui demeureront, quoi qu'il en soit, infranchissables. C'est l'immanence contre la transcendance.

Pour que le réductionnisme puisse s'appliquer au plan pratique, il faudrait atteindre les bouts du bout de la connaissance, ce que l'on appelle les termes obscurs et ensuite remonter par des calculs proprement incommensurables. Et le plus connu de ces termes obscurs est la matière. Quel est le dernier rempart de la matière ? Qui déjà peut expliquer sans subterfuges ce qu'est véritablement la matière en son fondement dernier ? Où est-ce qu'elle s'arrête ? Et d'ailleurs s'arrête-t-elle sur quelque chose d'appréhendable ?



Un mathématicien lumineux du début du XXe siècle, Kurt Gödel, a retourné de fond en comble les mathématiques en démontrant que tout système axiomatique cohérent et complet a des limites indépassables, quel que soit l'espace logique considéré : il en résulte que des réalités resteront à jamais indécidables et inconnaissables. L'humain, lui, comme le reste est et restera borné par cela. Mais à la différence d'une machine, il peut saisir une réalité même sans pouvoir la prouver : intuition, créativité, art, choix moral, amour, humour… Une machine enfermée dans ses règles logiques, même bien plus élaborées que celles de la simple logique binaire (telles les logiques modales et intuitionnistes : notions de nuances), ne peut pas sortir de son cadre axiomatique fondateur. Nous le pouvons. C'est une différence fondamentale.

Une IA ne créera jamais du sens : fabriquer n'est pas créer. Une machine peut écrire un poème, mais elle ne sait pas ce que c'est que l'amour. Elle peut diagnostiquer un cancer, mais elle ne sait pas ce que c'est d'avoir peur de mourir. Nous parlons pour exprimer ce que nous sommes. Elle parle pour calculer ce qui est probable. Le langage humain est une fenêtre sur le monde intérieur. Il est union, synthèse et porte ouverte sur l'inconnu par la naissance et l'activation de relations sans fins créées dans la matrice d'analogies les plus improbables et indécidables. Il est véritable ferment. Il tire sa vigueur de l'être même qui s'affirme à travers lui dans son insondable originalité.




Le langage machine n'est qu'un miroir statistique de l'extérieur et de l'existant. Et l'ancien n'a jamais suffi à rendre compte du nouveau. Einstein, dit-on, a eu l'intuition de la relativité en s'imaginant chevaucher un rayon lumineux un jour de tristesse, penché à sa fenêtre vers midi. Einstein s'ennuyait, il se sentait inutile et désoeuvré ce jour-là, il était mélancolique et même triste. Et qui nous dit que le trop-plein de sa mélancolie qui a débordé en un instant en cette vison géniale n'a pas été déclenché par la pensée de cette petite fille de 7 ans qu'il venait justement de croiser dans la rue ce matin-là en train de pleurer toutes les larmes de son corps. Sans parler de l'enchaînement causal proprement dit, quelle boîte noire procédurale désincarnée d'IA, aussi élaborée fut-elle, pourrait simuler ce trop-plein émotionnel qui fit ce jour-là entrer la relativité dans le patrimoine de l'esprit humain sans comprendre et avoir expérimenté vraiment elle-même ce que signifie pleurer ?



 l'IA sera puissante, mais pas humaine.  Les IA sont déjà incroyablement utiles. Elles soignent, gèrent, inventent des solutions techniques, et même détruisent. Mais elles resteront des outils, pas des consciences. Nous ne sommes pas menacés d'être remplacés par une intelligence supérieure douée d'esprit et donc de conscience. Nous risquons plutôt d'oublier ce qui nous fait homme. Nous ne devons pas craindre que l'IA devienne humaine. Nous devons craindre que l'humain se prenne lui pour une machine. Nous confions à la machine le soin d'empiler des poupées russes que nous serons de plus en plus incapables de pénétrer et encore moins de démêler. Nous nous éloignons sans cesse de la compréhension du pourquoi et du comment de nos actes de chaque jour. L'homme en devient de plus en plus réduit à l'état d'objet et c'est l'objet qui pense à sa place. La quête de l'IA dans sa composante ultime visant à égaler puis dépasser la pensée de l'homme est selon nous dispersion, fuite dans l'illimité et l'obscurité sans cesse croissante des analyses sans fin.

Et si, bien entendu, les IA sauront de mieux en mieux donner le change et se grimer, jamais elles n'atteindront le relief ontologique de la conscience d'un enfant de maternelle. Par contre nous craignons fort qu'elles ne cessent d'oppresser de plus en plus l'homme par cette malédiction de la quantité qu'elles véhiculent en leurs tréfonds