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La revue n° 46 moment critique

moment critique

Quelque chose passe

« Qu’est-ce que danser ? » 

C’est une question qui s’est imposée à moi au contact des démarches chorégraphiques de la compagnie Dairakudakan, de Ko Murobushi, de Yoshito Ôno (Tokyo, Yokohama), de Carlotta Ikeda, de Claude Magne (Bordeaux), et de Richard Cayre (Pau) .

Les phases d’incompréhension, voire d’erreur, dans lesquelles j’ai pu sombrer parfois, m’ont été très utiles pour approcher l’esprit de chaque danse. Dans la grande majorité des cas, j’étais engagée artistiquement avec les personnes. Donc la question de comprendre s’est toujours posée, bien sûr par nécessité scientifique, mais surtout par nécessité empirique, avec l’urgence de mettre en œuvre cette compréhension, par le corps et la pensée.

 

 

 

 

Cet endroit du dansé, cette quête nécessairement passionnée, comment se transmet-elle ? Se transmet-elle ?

À chaque rencontre avec les différents danseurs c’est un peu cet horizon que je cherche à approcher. Ce n’est pas évident. C’est un endroit intime pour chacun des danseurs, qui naît des expériences et d’un long cheminement artistique. Il s’agit d’une zone que l’on pourrait qualifier de « personnelle », une compréhension et une mise en jeu personnelle dans la danse. Au delà des préparations physiques pour rendre le corps perceptible, personne ne peut vraiment accéder à la danse de l’autre.

Alors je chemine au sein de chaque démarche et procède de façon plus intuitive que rationnelle. Le lien n’est en effet pas évident entre l’éclairage que donne la pratique quotidienne et la mise en jeu du dansé. À chaque fois, ces danseurs ouvrent un chemin, mais ils n’en donnent pas les véritables clefs. 

Ils indiquent en revanche une direction : l’injonction de se rapprocher d’un rapport personnel au dansé

Ce rapport personnel, l’ai-je élaboré ? Je n’en suis pas sûre. Je suis encore au carrefour, dans une zone qui tente de relier les démarches entre elles. C’est cet endroit que j’étudie. Et je m’engouffre ainsi dans chaque voie tracée. Mais de là à créer ma propre voie… Par contre, en suivant de tout corps et de tout cœur ces différentes pratiques, j’ai pu vivre des moments de danse. En suivant les chemins ou « méthodes » qui inventent et réinventent le corps et ses rapports à l’environnement, je pense avoir expérimenté ne serait-ce que de façon éphémère, l’endroit où cela danse, pour chacune de ces voies.

 

Les expériences que j’ai pu faire du dansé, lorsqu’elles ont eu lieu, sont venues à chaque fois confirmer l’efficience de ces voies. Par cela même, elles m’ont permis de poursuivre passionnément cette recherche et d’y « croire ».

Parce que, outre la réalité concrète de chaque pratique et les effets sur le corps/la pensée/la perception/le mouvement, la croyance, au sens de la foi, me paraît constituer une dimension primordiale de l’expérience. La passion et la confiance ont été des états moteurs dans mon parcours initiatique pour pouvoir me transformer en profondeur et envisager de « basculer » vers la danse.

Cela implique un rapport exclusif et passionné à chaque démarche. Par conséquent, j’ai eu souvent de grandes difficultés à passer d’un univers à l’autre. Outre les enjeux affectifs que cela peut comporter – l’attachement à l’un, puis à l’autre, ainsi de suite – j’ai éprouvé des enjeux de compréhension du réel fondamentaux, à chaque fois envisagés différemment.

Au fond, il ne me paraît presque pas possible d’user des manières de faire de façon indifférenciée dans tous les contextes. Je ne peux pas m’engager dans la danse avec Claude Magne comme je m’engage avec Carlotta Ikeda ou avec Richard Cayre ou Yoshito Ôno. Les méthodologies du dansé, si elles tendent vers un horizon similaire de recherche, ne sont pas interchangeables, elles sont propres à chaque contexte.

Est-ce une question d’esthétique ? Bien sûr chaque univers dansé comporte des conséquences en terme esthétique. La lenteur chez les uns, l’engagement du visage chez les autres, la conception du tonus et de ses variations, de ce qui bouge dans le corps et comment… 

 

L’expérience que j’ai faite avec la compagnie Dairakudakan est celle d’une posture de base, dans la simple verticalité du corps, les genoux souples, le regard flottant, et l’attente. Attendre que la danse se manifeste. Après deux mois d’entraînement, j’entrais dans la danse avec une grande confiance. Je sentais un grand calme, profond, m’envahir, c’était toujours le signe d’une « descente » (j’avais l’impression d’un plomb qui tombait subtilement à l’intérieur de moi, le long de mon axe) vers la danse. Et le mouvement arrivait subitement sans crier gare. Je n’avais plus qu’à dire oui avec ma peau, avec mes jambes, avec mon cœur. 

J’ai essayé de retrouver cette entrée dans la danse de la même manière une fois de retour en France. C’était pendant un stage avec Claude Magne. Le discours sur la danse me paraissait en réelle filiation avec celui que j’avais éprouvé au Japon. Mais rien ne se passait. J’avais beau prendre appui sur cette posture et « laisser venir », le plus souvent, je restais immobile ou coincée dans les mouvements que je me mettais à produire, et surtout, isolée dans mon approche. Difficile expérience du décalage. Ce que je croyais avoir compris était une pure illusion ; en tout cas cela ne fonctionnait pas dans ce nouveau contexte. 

Comment analyser ce que j’ai vécu comme une rupture dans l’expérience ? Je ne savais plus comment entrer dans la danse ! Plus aucune simplicité dans l’approche. Mon corps était bien disponible techniquement, mais aucun passage du désir… J’essayai de laisser l’expérience sensible se produire, de laisser les images se propager…Mais très vite, je me suis sentie perdue, et très vite la danse est devenue une errance.

C’est ce qui me fait dire que la « croyance » collective qui anime chaque contexte de danse est primordiale. Il faut partager les mêmes repères.

Il m’a fallu attendre un peu pour renouer avec quelque chose de l’ordre d’une étincelle, d’une vibration. Je suis partie rencontrer Iwana Masaki, un autre danseur de Butô japonais, installé en Normandie. 

J’étais défaite. Aucune envie de « danser », de produire du mouvement. Écœurée d’être à ce point coupée du vivant. J’ai passé la semaine de stage à lutter. D’autant plus que Masaki développe une approche sans concession sur le « passage » du dansé. Il disait qu’il valait mieux ne pas bouger du tout plutôt que de gesticuler ! Alors j’ai testé. Ne pas bouger, et endurer, pour voir si une étincelle ou quelque autre phénomène lumineux se produirait. Rien. Seulement la douleur de l’errance, même dans l’apparente immobilité. 

J’ai alors compris qu’il me fallait aller chercher à la source de mon propre désir de danser. C’est là et seulement là que prenait vie le dansé. Véritable enjeu que de retrouver le désir…

Cela s’est produit à mon insu lors d’une petite présentation de fin de stage. Pour dire au revoir, il me fallait danser 10 min devant les stagiaires et Masaki. 

C’était la grande rébellion interne. Fini le Butô. Tant pis pour la danse. Mais je suis restée malgré tout, pour tenter un dernier sacrifice, ou une dernière manifestation de mon impuissance à danser.

C’est dans cet état d’esprit : « plus rien à perdre » que je me suis lancée dans une petite improvisation. Par chance, pour me consoler et me soutenir dans ce dernier périple, j’avais trouvé une robe rose, vieille, désuète, mais ayant participé à plusieurs performances de Masaki. Un joueur de Koto (instrument à corde japonais) a gentiment accepté de m’accompagner dans ce soubresaut. Et me voilà lancée dans ce contexte. Je me suis amusée, amusée de mes maladresses, amusée du mouvement qui venait, déséquilibrée dans ce bazar de robe et de notes. Pendant la présentation, j’ai dansé sur un fil fragile, inconnu, à chaque pas la sensation de, quoi maintenant ? Je me suis laissée ballotter sans cacher mes doutes. Je n’ai pas attaché d’importance à la forme ; vitesse, mouvement, cela pouvait être du Butô ou pas. 

À la fin, j’étais heureuse et surprise de ce moment. Comme des retrouvailles inattendues. Masaki, le lendemain, est venu me parler pour me dire que ce que j’avais mis en jeu la veille, ma manière de m’être lancée dans le mouvement, malgré les maladresses, rejoignait sa conception de la danse.

 

L’esprit… l’état d’esprit de cette danse. J’ai la sensation que cet endroit précis où naît la danse se joue quand « cela échappe ». 

Et pour cela, il semble falloir oublier le corps, les muscles, les organes,… tout en les laissant agir. C’est une dimension qui ne se comprend pas à moins de la frôler par l’expérience. Par contre elle est visible. Les moments « justes » se partagent.

Dans ces expériences se joue le même processus. L’adéquation de la pensée avec la danse. C’est un événement lorsque ce mouvement se produit. Les difficultés rencontrées viennent non pas d’une mauvaise compréhension intellectuelle de chaque démarche, mais d’une fausse route sensible, d’un mauvais positionnement pour mettre en place l’expérimentation. 

Ce sont des danses du présent, elles exigent une réalité de la présence ; on ne joue pas à danser, on est dansé, on est la danse. Chaque démarche est une posture de vie à laquelle ont accède par un lent retournement des supports de l’action : du « je » danse » au « ça me » danse, avec toute l’acuité et la présence nécessaires à l’action.

On comprendra que la posture de compréhension ne peut ni être seulement intellectuelle ni purement physique (par l’apprentissage de techniques). C’est un ajustement interne et une décision à prendre ; accepter de vivre avec un corps à la fois savant et absolument incertain.

 

Mais il y a aussi les corps qui se façonnent au fil du temps. Modelages qui peuvent aussi devenir un empêchement pour saisir l’esprit du dansé dans chaque contexte, s’y engouffrer, les expérimenter.

Avec Carlotta Ikeda, j’ai dansé dans un contexte particulier de reprise de rôle dans une de ses pièces « Uchuu Cabaret ». J’ai suivi une formation courte et intense, directement aux prises avec les problématiques et les enjeux scéniques. Outre les techniques de base, il m’a fallu comprendre dans un temps restreint les qualités d’interprétation nécessaires pour rejoindre « l’esprit » de la danse de Carlotta.

« Plus bas, plus bas ». Toujours plus bas, aller chercher dans la terre, plonger dans le mouvement par le bas. Plier les genoux, hanches, courber le dos. Après plusieurs semaines d’entraînement intensif, le corps de la danse apparaît : les cuisses puissantes, la musculature dense, la sensation d’un corps ramassé. Je crois que je n’ai jamais été aussi « groupée » dans mon grand corps. Mais par exemple, alors que je travaillais à ce corps là, il m’était très difficile de travailler dans la mobilité qu’exigeait par exemple le dansé avec Claude Magne.

Pendant cette période, je travaillais également avec Richard Cayre pour la création de Encore un beau dimanche. Je sentais bien que la liberté que j’avais pu trouver avec mon corps dans le contexte avec Carlotta Ikeda, pouvait être en contradiction avec la mobilité selon Richard. Mais, bienveillant, il m’encourageait à aller jusqu’au bout de ce corps là, tant qu’il serait nécessaire. Finalement, très vite celui-ci s’est déconstruit. En quelques mois, j’assistais à la fonte des continents musculaires. D’un corps dense et ramassé, je trouvais un corps amaigri, souple, articulé, long, plus léger.

Quel est donc le rapport entre le dansé, la corporéité et son accès ? Malgré la convergence de ces démarches en terme « d’état d’esprit » et de quête fondamentale du dansé, chacun de ces danseurs ouvre une voie singulière à la mobilité et à la liberté. La corporéité qui en découle doit sans cesse être réinvestie si l’on ne veut pas renfermer la danse au sein d’un nouveau carcan de conditionnements. Là se situe bien l’enjeu du dansé, et, accomplir cette malléabilité nécessite un long et persévérant cheminement, celui d’une vie. 

  

 

Anne-Laure Lamarque