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La revue n° 44 moment critique

moment critique

« Butô(s) » entre France et Japon

 

Le dansé et l’art comme véhicule.
« Butô(s) » entre France et Japon



La dimension heuristique de l’incompréhension pour accéder au phénomène du « dansé »
 

Ce texte est un court extrait d’un chapitre de ma thèse portant sur l’étude de différents artistes danseurs de Butô, danse née au Japon à la fin des années 50, qui continue encore aujourd’hui de prendre forme à travers des danseurs du monde entier. 

J’ai choisi de faire le récit du moment où s’est posée pour moi la question de « qu’est-ce que danser ? » dans chaque contexte de danse que j’ai étudié. Car les phases d’incompréhension, voire d’erreur, dans lesquelles j’ai pu sombrer parfois, m’ont été très utiles pour approcher « l’esprit » de la danse dans chaque contexte d’action.
Dans la grande majorité des cas, j’étais engagée artistiquement avec les personnes. Donc la question de « comprendre » s’est posée, bien sûr par nécessité scientifique, mais surtout par nécessité empirique, avec l’urgence de mettre en œuvre cette compréhension, par le corps et la pensée.





1/ À la découverte du « dansé » avec Carlotta Ikéda. Immersion dans les nécessités performatives.



Histoire d’une rencontre/reprise de rôle

En septembre 2008, Carlotta Ikéda me propose de remplacer une de ses danseuses sur son dernier spectacle « Uchuu Cabaret », pour assurer deux représentations à Paris en janvier 2009.
J’accepte et me voilà lancée dans ce spectacle que je commence à travailler à partir d’une vidéo, seule. Ce n’est qu’en novembre que j’ai enfin l’occasion de rencontrer deux des danseuses (dont celle que je remplace). Et c’est seulement en janvier, la veille de la première représentation que je découvre l’équipe (régisseurs son, lumière, plateau), les 5 autres danseuses, les costumes, la vraie bande son du spectacle, la lumière…
Je suis certes engagée dans la démarche artistique de Carlotta Ikéda, mais d’une manière très solitaire et avec une visée d’efficacité liée aux exigences de la scène.
Reprendre un rôle… Entrer dans un univers inconnu, dont le sens global m’échappe, m’engouffrer dans les pas d’une danseuse absente pour laquelle ce rôle a été fait sur mesure en étroite collaboration avec celle-ci…Entrer au sein d’une esthétique bien définie.
Car Carlotta Ikéda développe un univers chorégraphique qui se traduit par des techniques du corps précises.
L’expérience a pu s’approfondir car elle se réitère quelques mois plus tard, en septembre 2009. J’accepte de reprendre un nouveau rôle, pour remplacer une autre danseuse. Deux mois plus tard je m’attèle à la reprise d’un autre rôle pour une autre danseuse.
Au final, entre janvier et décembre 2009, j’ai dansé trois rôles différents et participé à 7 représentations de ce spectacle. J’ai donc eu l’occasion à travers ces différents rôles, et en quelques mois, d’intégrer et d’assimiler des éléments techniques, et d’explorer le « dansé » tel qu’il m’a été transmis, de mettre en jeu ma compréhension, souvent avec maladresse mais parfois avec justesse (Un jour à l’issu d’un spectacle, Carlotta me dit qu’enfin j’avais « dansé »). 


Construction du « dansé »

Au cours de la préparation du spectacle, Carlotta insistait souvent sur la nécessité d’exprimer « l’intérieur ». Afin que je comprenne, elle me montrait brièvement, sur de toutes petites séquences l’état d’esprit de la danse que je devais réaliser.
Je pense notamment à une scène ou je devais incarner un enfant à la fois joyeux, malicieux, et parfois maladroit, triste, peureux et pathétique.
Sur une séquence en particulier, je n’avais que quelques pas à faire, mais dans ce court trajet, je devais exprimer la malice, un peu de cruauté, la fascination pour un des personnages.
Les gestes étaient peu important, il me fallait dans ce déplacement trouver l’attitude juste, la vivre, la nourrir afin qu’elle soit visible et palpable pour le public et surtout pour Carlotta. J’ai longtemps cherché dans mon corps, essayé différentes manières d’être, d’agir, sans véritablement sentir le lien entre ce que je comprenais intellectuellement de l’intention en jeu et ce que je donnais réellement.
Un jour, Carlotta m’explique en me montrant qu’il faut que j’aille encore plus loin dans « l’énergie », que j’expose au maximum toutes les sensations et les émotions générées par la situation, et surtout que je cesse de « penser avec la tête » pour « penser avec le corps ».
C’est alors que je comprends que Carlotta associe étroitement « énergie », « émotion » et « imaginaire » dans le processus de danse. Tout part de cette notion « d’énergie ». Ajuster le bon tonus et le vivre réellement dans l’engagement corporel.
Et c’est seulement là, à ce moment précis où l’énergie brute émerge que la forme se manifeste. Finalement quelque soit le rendu formel, il s’agit d’être le vecteur généreux, engagé, de cet imaginaire.
Bien sûr, un background technique est nécessaire pour manifester et rendre lisible « l’intérieur ». Par exemple, je sais que pour cette séquence en particulier, il me faut évoluer près du sol, les genoux fléchis, varier les intensités pour laisser vivre la fascination, puis la crainte, montrer plutôt mon dos pour manifester un mystère…
Mais ce que je retiens c’est surtout l’exigence de concentration et de don tonique que demande chaque instant dansé pour qu’il devienne réel.
Quelle que soit la scène, je savais que c’est toujours de cette manière que je devais aborder mes danses, qu’elles soient extrêmement chorégraphiées ou qu’elles soient plus libres dans leur déroulement gestuel.


Techniques

Quels sont les éléments techniques qu’élabore Carlotta pour que le danseur soit « trans-porté » par son monde « intérieur » agissant ?
Cette notion d’intériorité ne signifie pas que la danse naît du danseur. Il faut préalablement se positionner « derrière » soi, se laisser traverser à « l’intérieur », et naturellement laisser se matérialiser la danse.
Comment chercher « derrière » soi.
Le Suri-ashi : La concentration par la marche.
Carlotta Ikéda utilise le « suri hashi » qui signifie littéralement en japonais « marche glissée ».
Cette marche nécessite une posture précise du corps : les genoux fléchis, le dos droit, la nuque dans son prolongement, les mains devant les hanches. Les pas se font très lentement au début. L’utilisation des bordures externes des pieds est très importante. L’attention doit être portée sur la continuité du mouvement qui fait appel à une gestion du transfert du poids du corps très minutieuse.
Mais aussi et surtout, l’attention doit être portée sur le plan arrière du corps : de façon concrète à travers les talons qui ne se lèvent quasiment pas, mais aussi de façon imaginaire par le biais de la présence que l’on place en arrière de soi (la conscience du dos, de la nuque mais on peut aussi penser aux ancêtres qui sont derrière nous, au vent qui nous pousse…). Dans cette « danse » si particulière, par l’entraînement, nous pouvons « faire disparaître le corps » selon Carlotta, ou encore « ne pas bouger l’air ». C’est une posture de neutralité qui favorise simultanément le déploiement de « l’arrière de soi » et de ce qu’elle nomme « l’intériorité » (qui se traduit par l’émotion ; ce que je sens, ou différentes qualités d’énergie) c’est ce qui danse en nous.
Les formes importent peu (même si Carlotta dans ses chorégraphies a un goût prononcé pour les jambes fléchies, les danses près du sol), ce qui compte c’est que cette posture véhicule cette compréhension.

L’énergie selon Carlotta : les exercices qui mobilisent le Ki,
Carlotta dit parfois de quelqu’un qu’il a « une bonne énergie ». Au cours des stages, les garçons ont toujours de bons retours, ils font toujours rire Carlotta. Carlotta m’explique qu’elle adore travailler avec les garçons : c’est une énergie qu’elle cherche parce qu’elle est directe.
Exemple d’exercice :
- Contracter le centre en sortant la voix. Carlotta précise que ce n’est pas une voix extérieure mais qui vient de l’intérieur : du centre et se propage dans tout l’espace immense et pas seulement autour de nous. On le fait chacun notre tour. Carlotta dit que quand la voix part trop de la gorge, on ne va pas assez loin, ou c’est trop faible ou trop fragile.
- On se met 2 par 2 ; chacun court d’un bout à l’autre d’une diagonale vers le centre de celle-ci ; il s’agit d’un combat avec des cris, dont l’appui et l’origine est le centre du corps, en entrant dans l’espace de l’autre. C’est un combat de « ki », et Carlotta, tel un arbitre détermine les « gagnants », ou lorsqu’il y a « égalité » des énergies. De temps en temps elle commente : « super son énergie ! » Elle dit que le rythme est important : regarder l’autre créer des surprises.

Nous avons là deux techniques de base qui si elles sont assimilées peuvent ouvrir la voie à l’action de danser selon Carlotta Ikéda. J’ai fait l’impasse ici sur les autres techniques qui constituent sa démarche.




2/ À la découverte du « dansé » selon Ko Murobushi


Rencontre par les stages

C’est à travers un stage à Tokyo en 2007 que je rencontre le travail de Ko Murobushi (danseur japonais).
Je découvre cet univers en tant que stagiaire, sans avoir aucune idée de son état d’esprit, ni de ses objectifs dans le cadre précis des stages.
Je rentre dans sa pratique par le corps et l’entraînement. L’approche de la dimension artistique vient plus tard.
J’ai l’occasion de participer à 4 stages en France et au Japon entre 2007 et 2008. Ainsi qu’à un mois de formation au CNDC d’Angers donnant lieu à la création d’un solo.

L’entraînement avec Ko Murobushi n’a pas pour finalité une construction technique particulière du corps, c’est un temps privilégié pour observer finement les sensations du corps, expérimenter les variations de celui-ci selon les jours, selon les exercices.
Je dirai que l’entraînement permet à la fois de faire un état des « lieux » et d’activer le tonus musculaire.
Vus sous cet angle, les exercices choisis sont propres aux besoins de Ko Murobushi. On pourrait dire qu’ils n’ont pas d’importance en soi puisqu’ils ne disent à priori rien sur la danse et ne forment pas un corps pour la danse.

Mais l’attention fine des changements dans le corps peut donner accès à une représentation et un vécu complexe et éclaté de celui-ci.
Ko Murobushi développe ainsi des exercices pour donner accès aux stagiaires à ce monde de variations et d’impermanence. Une grande partie des exercices d’exploration (avec l’imaginaire) qu’il propose sont une mise en pratique de la fragmentation du corps et des changements qui le constituent.
Ainsi, incarner un bras et une jambe qui ont 1000 ans, pendant que le reste du corps vit ses 30 ans, sentir la moitié du corps devenir bois, pendant que l’autre moitié devient vapeur…
Ces images exacerbent l’expérience corporelle du changement et de la fragmentation, elles « caricaturent » des évènements quasi imperceptibles. Mais elles ont pour avantage de retranscrire l’expérience et surtout d’y donner accès. Quand on n’a pas accès aux sensations, l’imaginaire peut prendre le relais et permettre d’ouvrir la perception petit à petit.
Ko Murobushi mobilise aussi la concentration dans les entraînements qu’il donne. C’est un élément très important de la pratique. La concentration donne accès à la perception du changement et de la multiplicité, elle ouvre aussi à l’expérience de « l’unification du corps ».
Ko Murobushi donne l’exemple de l’expérience du « danger » et de la façon globale et immédiate dont nous réagissons par réflexe de survie. C’est cette imminence et l’expérience totale du corps qu’il s’agit de retrouver à travers certains exercices où la concentration est primordiale.


Immersion dans le processus de création d’un solo, incompréhension fondamentale.

Mois de formation au CNDC d’Angers, septembre/octobre 2008. Compréhension à posteriori de la démarche grâce à un échec.
Lors de la création de ce solo, je comprends intellectuellement la démarche de Ko Murobushi mais fondamentalement, je n’arrive pas à sortir d’une approche formelle qui met avant tout en avant les formes produites par la danse.
À aucun moment de cette période de recherche je ne sombre dans l’expérience à la fois simple et radicale du « dansé » selon Murobushi.
Je construis pourtant une chorégraphie qui reprend la méthode globale de Ko : un parcours d’actions déterminé à travers lequel je vais pouvoir être attentive à la déformation, à la transformation, à la multiplicité des expériences corporelles, et vivre celles-ci ; voici l’objectif de la trame que j’élabore.
Seulement, je ne sombre pas alors dans la réalité de l’expérience de la métamorphose. Je reste à l’extérieur du processus, obsédée par la prochaine étape puis par la suivante ; l’anticipation au lieu de l’expérimentation, la construction d’un sens plutôt que l’enfouissement et l’incertitude.
Je constate que la trame que j’ai choisie est trop complexe. Je veux produire du sens. Que cela soit lisible, que le public saisisse mon intention. Or, c’est précisément l’inverse de ce que nous invite à faire Ko Murobushi.
Ce qui compte, ce n’est pas le thème, ni la façon dont on décide de le traiter en termes formels, mais la façon dont nous nous y engageons.

Voilà, comment je comprends maintenant la notion de « danger » que Ko développe lorsqu’il explicite son rapport à la danse. Le danger s’exprime dans le fait de vivre une situation réelle en train de se produire et non de la représenter.
Pas de représentation dans le butô de Ko Murobushi. C’est cela « jeter son corps sans retenue ». La notion de « danger » intervient car l’engagement du danseur est total ; il accepte de vivre le processus qui le fait naître et mourir et il accepte DE NE PAS SAVOIR.
Ce n’est que plus tard que j’ai pu expérimenter et comprendre cette dimension. Frustrée de rester sur cette incompréhension profonde de sa démarche, j’ai décidé de poursuivre la recherche à partir du solo créé au cours de cette période. Finalement, j’ai simplement repris une chorégraphie qu’il nous avait transmise pendant la formation. Je l’ai un peu déformée et adaptée intuitivement à mes besoins du moment. Et c’est là que j’ai pu vivre en direct le processus, dégagée de tout enjeu quant à un message à donner, détachée des formes qui se produisaient. Je pouvais enfin me confronter à l’expérience de la matière pure et à sa métamorphose.
Je comprends pourquoi Ko Murobushi ne se situe pas dans une production « d’œuvres » artistique. Dans ses soli, il utilise la situation spectaculaire pour générer un contexte favorable au processus du dansé.
 

Techniques

Ko Murobushi donne une clef essentielle pour aborder cette compréhension du mouvement vivant ; c’est à travers la respiration que nous pouvons nous ouvrir à l’expérience de l’altération du temps : comment par l’introduction d’apnées courtes, l’expérience du corps se module.
Et ce, indifféremment des imaginaires, et des représentations sur ce que pourrait être la danse ou le corps. « Expirer, suspendre, expirer » ou  « inspirer, suspendre, inspirer, etc. » Et sentir la manière dont le corps s’agence et se réorganise en fonction de ces différentes strates vécues.
Concrètement, en ce qui concerne cet exercice de base de « l’enroulement du corps avec la respiration », l’insolite peut agir au sein de chaque intervalle, entre chaque temps, au moment de la suspension de la respiration. À ce moment là, le chemin qu’a emprunté le corps jusque là se fige, un instant, et cette forme devient le support de la métamorphose suivante, qui est engagée par la respiration. La forme se décompose ainsi indéfiniment et de façon aléatoire. À ce stade, l’enjeu de la danse se situe dans l’acuité réceptive du processus, c’est-à-dire dans la concentration. L’extrême niveau de vigilance du danseur crée l’expérience de la danse.
Si cette attitude est maintenue dans chaque expérience du mouvement, elle constitue l’accès au dansé « à la manière » de Ko Murobushi.
 
À partir de cette expérience très simple, il est possible d’inventer d’autres variations à partir d’autres positions et d’approfondir ainsi la relation mystérieuse entre animé/inanimé, genèse de la danse selon Ko Murobushi. C’est une incursion dans les profondeurs de la chair, qui déconstruit complètement l’abstraction du corps en la complexifiant et l’ouvrant à l’indéterminé.
En ce sens, le corps n’est plus une entité, c’est un cheminement entre vie et mort, qui s’ouvre aux imprévus, aux impensés. C’est l’intégration du processus de mort au sein de l’expérience vivante.
Autour de cela, il ne s’agit que de la mise en place d’un cadre rituel ; rituel au sens « méthodologique » : créer les conditions favorables pour que ce « glissement » ait lieu.
Le « glissement » est forcément un moment d’une grande intensité, hors du contrôle du danseur, c’est justement le moment de la perte, où l’insolite se produit.




3/ À la découverte du « dansé » selon Claude Magne


Je collabore avec Claude Magne depuis septembre 2004. Je l’ai assisté sur deux œuvres chorégraphiques (2005 et 2006), je participe aux trainings quotidien de sa compagnie depuis 2005 (ainsi qu’à des stages et des cours).
Depuis 2007, Claude change radicalement de cap dans son approche performative. Il danse presque exclusivement en solo, il danse selon « l’idiotie », préalable et processus de sa danse. C’est une démarche qu’il élabore tout les jours davantage de façon empirique et théorique (puisqu’il a écrit un petit manifeste sur l’idiotie)

En fait l’idiotie selon Claude Magne ce serait une autre voie de connaissance, une autre voie d’approche du mouvement, une sorte de suicide du moi, ou encore l’approche de l’immédiat, du vif, du réel.
(…) « Idiôtes », signifie simple, avec une notion d’unicité. Toujours selon Claude, une chose, une personne est ainsi idiote dès lors qu’elle existe en elle-même, hors d’un contexte, d’une situation donnée.  
Ce sont les choses comme elles apparaissent, côte à côte. Et le réel ce serait, les choses comme elles sont, différemment de la réalité qui serait une fabrication.
« (…) La forme, ici n’est pas l’effet de ma volonté ni de ma non volonté, c’est un stratagème qu’utilise le réel pour se faire connaître au dansant. Et plus encore, le réel ne peut pas se passer de forme. C’est une énigme, pas de réel incréé. Je suis entièrement réceptif à ce qui se révèle, à ce qui apparaît, je n’essaie pas de le saisir, c’est à dire d’en faire quelque chose de bien, ni d’en fabriquer autre chose, ni de le développer, juste j’assiste et je me laisse traverser. Pas de saisie émotionnelle, pas de joie particulière, rien qu’un élan qui passe par le corps. » Claude Magne.

Le training comporte une fonction de l’ouverture à ce « rapport » au réel. C’est avant tout un travail de concentration, qui permettra la « mise en danse », le « dansé » ou « l’idiotie » selon Claude. 
Nous développons au cours des trainings une série de mouvements qui concernent différentes dimensions techniques (danse contemporaine).
Mais « s’échauffer », ce n’est pas seulement détendre les articulations, chauffer les muscles, réveiller les organes, éveiller la sensibilité, c’est un travail sur « l’acuité ». Un travail de tous les instants sur mon rapport à la multiplicité traduite par le « corps ».
C’est ne pas croire au « corps » dans son acception unitaire ou totalisante, mais penser et expérimenter la fragmentation, la polyphonie. Ainsi, on peut apprendre tous les jours quelque chose de nouveau. Se mettre dans une posture d’étude, être renseigné par la mise en rapport de la conscience avec la sensation, la perception dans le mouvement.
A la fin du training, je suis en état de « danser », je n’ai pas besoin de prendre le temps, je suis censée « être branchée ». Voilà l’exigence qui guide Claude et chacun des danseurs au quotidien.


Crise existentielle/crise esthétique

Dans la danse avec Claude, nous utilisons souvent la posture verticale, « immobile », condition pour laisser advenir.

Récit d’une journée d’expérimentation.
Nous travaillons la journée entière sur la présence. Etre vu, se laisser voir, regarder… Laisser venir les micros mouvements qui nous traversent. Mouvements de bouche, main, affaissements divers… De l’immobilité apparente, nous essayons de rester « vivants », ne pas « éteindre ». Etre vivant « simplement ».
J’ai éprouvé ce jour-là ma compréhension : lors d’une exploration, je me mets à l’écoute de la vie interne, des petits mouvements, et je laisse mon corps se moduler.
Claude me fait ensuite un retour qui me fait faire un saut périlleux et atterrir sur la tête. Il me parle « d’auto fascination ». Dès lors que je capte quelque chose dit-il, je le saisis, le maintiens, l’auto alimente. Voilà ce que signifie pour lui « auto fascination ».
À cela, il préfère se laisser envahir par rien, le vide, ne pas avoir peur. Ne pas chercher à manifester quelque chose ; car ce n’est pas ça « se laisser voir ». L’injonction est ailleurs.
Ce corps est inconnu. C’est cela qu’il essaie de nous faire expérimenter. Laisser donc l’inconnu venir à soi. Et mon attitude pour l’instant, consiste à me rassurer. Je sens des choses, je les fais vivre, je les amplifie. Voilà qui me rassure sur mon désir, sur la danse. J’ai peur de sombrer dans l’inhibition. Le passage est ténu.
Mais je comprends ce qu’il veut dire. Il y a des gestes ou des attitudes qui surviennent qui ne dépendent pas de nous et d’ailleurs que l’on ne perçoit pas forcément. Cela échappe au danseur. Et moi je suis dans une tentative de maîtrise… Alors comment faire ?
Comment faire pour oublier le geste qui vient de surgir aussitôt l’avoir pleinement vécu ?

Voilà que des liens se tissent tout à coup avec tout ce que j’ai vécu ces derniers mois dans le Butô. Je ne comprenais pas pourquoi, quelque chose m’échappait.
J’étais souvent en situation de déroute parce qu’ayant toujours l’impression d’être “à côté de la plaque”.
Un dernier stage fut très difficile pour moi, celui avec Iwana Masaki, un danseur japonais de Butô installé en Normandie depuis une 20aine d’année. Je pensais être en révolte contre le Butô et ses codes. Je voulais affirmer mon corps à travers son histoire, sa culture.
Les derniers jours de ce stage, j’ai failli abandonner, mais en même temps je voyais de mieux en mieux ce qu’il fallait que j’affronte. Le dernier jour en a créé l’occasion.
Masaki nous propose alors de présenter chacun un solo en guise d’au revoir. Panique à bord. Pour le coup, je n’ai rien à quoi me rattacher…Voie royale vers l’inconnu. Ni idée d’espace, de thème, pas de vision, et quant au désir, je le sens loin de moi.
Mais l’enjeu est de taille. Je veux partir d’ici réconciliée avec la danse. Ce jour-là, je n’ai pas le temps d’inventer une stratégie pour m’en sortir avec la belle image. Une heure avant la « performance », je comprends mon intention et ma nécessité : retrouver le désir. Je m’accorde trois coups de pouces à la rêverie : une vieille robe rose à dentelle qui à l’air d’avoir vécu mais à quelle époque ?... Une foule de petites cuillères dissimulées dans ma culotte, et un musicien qui me propose d’improviser avec son shamisen, instrument à cordes japonais. Voilà mon équipement pour ce que je ne sais pas encore si ce sera un voyage. Pendant la présentation, j’ai dansé sur un fil fragile. Plein d’inconnu, à chaque pas la sensation de, quoi maintenant ? Je me suis laissée ballotter sans cacher mes doutes. Je n’ai pas attaché d’importance à la forme ; vitesse, mouvement, cela pouvait être du Butô ou pas.
Masaki est venu me parler ensuite. C’était la première fois qu’il m’offrait un retour sur la danse. « C’est ce que je cherche, c’est ma manière d’entrer dans la danse » me dit-il. Alors je me dis que c’est dans des moments comme ça que le dansé devient accessible, après une lente déconstruction, grâce au doute, en se perdant réellement.
C’est ce que je comprends aussi aujourd’hui de la recherche de Claude.
J’ai la sensation que « ce qui échappe » se joue là, à cet endroit précis où naît la danse.
Et pour cela, il semble falloir oublier le corps, les muscles, les organes,… tout en les laissant agir. C’est une dimension qui ne se comprend pas à moins de la frôler par l’expérience. Par contre elle est visible. Les moments « justes » se partagent.

 

Dans ces trois expériences se jouent le même processus. L’adéquation de la pensée avec la danse. C’est un événement lorsque ce mouvement se produit. On voit qu’à chaque fois mes difficultés viennent non pas d’une mauvaise compréhension intellectuelle de la démarche, mais d’une fausse route sensible, d’un mauvais positionnement pour mettre en place l’expérimentation. Ce sont des danses au présent, elles exigent une réalité de la présence ; on ne joue pas à danser, on est dansé, on est la danse. Chaque démarche est une posture de vie à laquelle on accède par un lent retournement des supports de l’action : du « je » danse » au « ça me » danse, avec toute l’acuité et la présence nécessaires à l’action.
On comprendra que la posture de compréhension ne peut ni être seulement intellectuelle ni purement physique (par l’apprentissage de techniques). C’est un ajustement interne et une décision à prendre ; accepter de vivre avec un corps à la fois savant et absolument incertain ou mystérieux.

Anne-Laure Lamarque