La
page
blanche

La revue n° 61 Notes de...

Notes de...

Tom Saja

C’est une petite routine.

Chaque matin, je fuse vers la boîte aux lettres, la fameuse enveloppe kraft dans le viseur, celle des revuistes, m’annonçant qu’un de mes poèmes a été retenu dans leur prochain numéro.

Quand j’enfonce la clé dans la serrure, mon cœur bat la chamade, une tension électrique trace une ligne depuis mes tempes jusqu’aux bouts de mes petits orteils, mon esprit lance une pièce imaginaire.

Pile ou face avec les miches de la destinée.

Je pense toujours au chat de Schrödinger. Mon avenir est là, reposant sur du papier à l’intérieur de cette tôle fermée. Soit ça ronronne, soit ça sent le matou crevé. J’ouvre. Il y a quelque chose. Au milieu de pubs insignifiantes, de la facture d’eau (salée) et d’une anthologie de poésie Argentine dégotée d’occase chez un boutiquaire de Bavière, repose une grosse enveloppe.

Je la retourne pour voir le tampon de l’expéditeur.

Aujourd’hui est le jour.

Je déboule dans le salon, le sésame déplié à la main, les larmes aux yeux, et j’annonce d’une faible voix que je suis un poète publié. Mon chat est en train de se lécher le cul sur notre canapé qui nous en a couté la peau du, mon fils joue avec un lacet, et ma femme ne lève pas les yeux de son magazine. Ils m’ignorent tous.

Pire, ma moitié me demande d’aller chercher les œufs des poules.

Les boules.

Je descends dans le jardin quand je croise le voisin, lui me parle de sa vieille mère qu’ils ont emmenée cette nuit aux urgences parce qu’elle a avalé un morceau de rosbif de travers et qu’elle a failli y passer à ça ( il rapproche son index de son pouce comme s’il tenait un raisin invisible ) et il espère que ni la sirène ni le gyrophare de l’ambulance ne nous ont dérangés et je lui réponds que si, à 03 heures du mat’ tu m’étonnes que si et je lui dis que je vais être un poète publié, qu’il pourra commander un exemplaire à sa vieille mais il est déjà parti.

Purée.

Je pisse sur tes framboisiers, Jean-Jacques.

Je file voir les poules, prends les œufs, elles savent que je vais bientôt publier, ça se voit, elles pondent des œufs, je ponds des poèmes c’est le même processus, ce sont des trucs qu’on chie, elles sont au courant dans leurs yeux mais ni oui ni merde elles s’en carrent.

Je rentre, je suis harassé de cette magnifique nouvelle, je vais me faire couler un bain, dedans je cogite, je pense à ma prochaine revue, à mon prochain roman, à mon futur Pulitzer et la mousse, cette sainte, qui joue avec ma verge de poète publié. Je commence à travailler mes phrases d’accroche pour mes futurs discours, c’est important, ce qui reste pour la postérité.

Je relis la lettre de la revue, en prenant bien soin de sécher mes doigts pour ne pas l’abimer, parce que c’est sûr que je vais l’encadrer. Publication dans le numéro d’hiver, c’est à dire dans douze mois minimum. La mousse se barre soudainement de mes couilles.

Ce n’est pas demain que l’inventeur de la dynamite m’invitera à Stockholm.

(à noter dans l’actualité de Tom Saja la parution au mois de septembre de son recueil intitulé Cette main qui tient le feu aux éditions Exopotamie.)