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La revue n° 41 moment critique

moment critique

Un vis-à-vis

Voici un extrait d’un mémoire d’un artiste aujourd’hui disparu, Olivier Andres. Il s’agit d’impressions analysées par l’auteur, alors étudiant en beaux-arts, devant le tableau Olympia de Manet (L’Ange Analogue – Directeur de mémoire : Pierre Cabanne – Paris – E.N.S.A.D. – Peinture – Novembre 1988)



Et le regard se fige, du moins à l’instant où nous nous rencontrons. L’espace est clos, aveugle, aucune ouverture ne peut me distraire de cette apparition. Il y a des clairs et des obscurs et je suis tenu à distance.
Le regard n’est donc plus en mouvement. Il est arrêté. Il y a une inévitable contemplation. Je suis convaincu que cette femme s’adresse à moi, elle incarne une intention que je prête à l’artiste. Intention fictive qui fait que je deviens plus qu’un simple passant : un visiteur.
A quoi suis-je venu rendre hommage ? Dois-je cette rencontre au hasard ou à mon propre vouloir ?
Intention qui me révèle et demeure incertaine, alors que les traits de l’artiste sont si précis quand il cerne Olympia.
Une imprécision évidente (nécessaire) contrecarre ma volonté de décrire.

«C’est alors seulement que je m’aperçus qu’on ne pouvait rien dire d’une femme; je remarquai, quand ils parlaient d’elle, combien ils la laissaient en blanc, qu’il nommaient et décrivaient les autres, les environs, les lieux, les objets, jusqu’à un certain endroit où tout s’arrêtait, s’arrêtait doucement et pour ainsi dire prudemment, au contour léger qui l’enveloppait et qui n’était jamais retracé. «Comment était-elle?» demandai-je alors. «Blonde, à peu près comme toi», disaient-ils, puis ils énuméraient tout sorte de détails qu’ils connaissaient encore; mais aussitôt son image en redevenait plus imprécise, et je ne pouvais plus rien me représenter d’elle.»
Robert Musil : Œuvres Pré-Posthumes

Olympia n’a cessé de hanter le visiteur. Elle frappe par l’évidente simplicité de la mise en scène.
Placée au centre, elle expulse à la périphérie tout ce qui compose ce tableau. Sa main posée sur le bas-ventre semble refuser tout partage. C’est limpide, ordinaire et les mots pour le dire deviennent opaques et compliqués. Et c’est tellement simple que cela en est corrosif.
Il faudrait atteindre la même rage dont parlait Mallarmé au sujet de Manet quand ce dernier «...se ruait sur une toile vide, confusément comme si jamais il n’avait peint...». Il faudrait en quelque sorte n’avoir jamais écrit pour atteindre cette corrosion du langage, faciliter l’intrusion du réel dans l’expression, afin d’en faire sauter les multiples verrouillages. Bataille, dont on se servira tout au long de cette analyse, écrivait : «seule l’épreuve suffocante, impossible, donne à l’auteur le moyen d’atteindre la vision lointaine attendue par un lecteur las des proches limites imposées par les conventions. Comment nous attarder à des livres auxquels, sensiblement, l’auteur n’a pas été contraint ?»
Ne puis-je donc écrire autrement l’intrusion de l’Olympia dans le balayage que produit mon regard tout autour de lui ?

Faut-il encore pour atteindre cette femme représentée, me mettre à la place de son auteur, quand tant d’autres objets viennent à ma rencontre, attirent mon attention de manière épisodique ?
Elle en qui je crois reconnaître une incidence à laquelle j’ai peut-être voulu échapper. Son regard nous expulse loin de la toile, elle est un peu en hauteur, souveraine, et nous désigne comme son contemplateur. Elle rejette infiniment loin l’éventualité d’un rapprochement.
Qu’a donc son regard si familier et si lointain, proche et éloigné à la fois, en somme indifférent ?
«Son vice actuel est une sorte de panthéisme qui n’estime pas plus une tête qu’une pantoufle, qui parfois accorde même plus d’importance à un bouquet de fleurs qu’à la physionomie d’une femme», écrivait Bürger à propos de l’Olympia de Manet.
Le sujet classique de la peinture, la volonté narrative du peintre est détruite ici par l’indifférence de Manet. Car autant la pantoufle que le bouquet de fleurs, le chat, la servante ou l’Olympia sont tous traités de manière identique.
«Le fou n’est pas celui qui se coupe du réel, mais bien celui que le réel envahit et déborde» (Lacan).

 

 

 

 

Ce réel perturbe, ébranle l’artiste à tel point qu’il oscille sans cesse entre les diverses composantes de son oeuvre. Il travaille à la métamorphose de ce hasard indifférencié. Indifférence face aux objets qu’il contemple, indifférence d’une écriture et d’une technique qui imposent de montrer tel que cela est vu.
Le peintre ne disait-il pas : « l’Olympia, quoi de plus naïf ? Il y a des duretés me dit-on, elles y étaient. Je les ai vues. J’ai fait ce que j’ai vu.»
En se plaçant sous la domination de ce réel (elle était comme je l’ai vue) comment échapper à l’incohérence de toutes choses ? Incohérence, fragmentation, ainsi voyons-nous un Manet élaborer des oeuvres à partir d’éléments juxtaposés les uns aux autres, tentant l’élaboration d’une peinture cohérente avec des sujets disparates, indépendants : un fond rapporté, des personnages collés par dessus, des attitudes très variées qui parfois même règnent dans l’indifférence la plus totale, indifférence par rapport aux personnages entre eux (le balcon, le vieux musicien), indifférence insolente à l’égard du visiteur (Olympia), une peinture fragmentée pour une réalité elle-même fragmentaire.

«Il n’y a qu’une chose vraie.
Faire du premier coup ce qu’on voit.
Quand ça y est, ça y est.
Quand ça n’y est pas, on recommence.» (Manet)

Deux points importants nous apparaissent :
— le premier, c’est cette volonté qu’a le peintre de réaliser sa toile dans un mouvement rapide et enveloppant, faire que ce mouvement réagisse aussi rapidement que l’oeil qui perçoit, pour diminuer autant que possible l’après- coup, le décalage, ce retard que prend l’expression face à l’objet exprimé. Un mouvement souple pour échapper à un éventuel enlisement de l’oeuvre dans le concept.
Faire que par une prompte exécution, l’artiste n’ait que le temps de reconnaître et non d’identifier ce qui l’anime, conservant son élan, et saisissant au vol le « ça» du «quand ça y est».
— D’autre part, le « ça» de Manet n’a-t-il pas quelque chose à voir avec la «chance anonyme» dont nous parle Bataille : «écrire est chercher la chance d’un tout-venant anonyme» ?
Il y a chez l’écrivain et le peintre la même tension d’esprit pour percevoir «un tout venant anonyme», qui les emplit puis se retire.
Abandonnant alors une partie d’eux-mêmes, ils n’ont plus d’autre identité que l’empreinte laissée par ce «tout venant» : cette oeuvre dans laquelle mon regard amateur s’identifie à son tour.
Écrire ou peindre, n’est-ce pas tenir inlassablement en suspens un corps pris dans la nécessité d’agir ? Sans cet enjeu du langage, «la chance» qu’un jour l’on perd et qui un autre jour déçoit, «la chance» qu’il faudra tenter de retrouver dans le travail, l’élaboration d’une oeuvre — celle qui contient l’incohérence de toutes choses — cette «chance» s’énonce toujours sous le couvert d’une vérité. Comme l’exprime Cézanne : «je vous dois la vérité en peinture, je vous la dirai».
Quelle vérité ? Ce que l’on ne peut actuellement mettre en lumière : — ce que l’on ne peut dire : l’expérience
— ce que l’on ne peut communiquer : le désir.
Il y a dans cette volonté d’énoncer (de dénoncer) un désir qui prend l’apparence d’une vérité ou une vérité qui cache un désir.
Et la vérité en peinture ne saurait que mieux atténuer, domestiquer la violence du désir que l’on doit à autrui : ce devoir de rendre à l’autre par le biais de l’image, son désir acceptable, civilisé, courtois, un désir recouvert touches après touches, en travaillant «la petite sensation».

 

 

 

 

«Manet, quant à lui, ne cherche pas à dissimuler son inspiration, donnant aussi consistance matérielle à son désir. Les critiques d’ailleurs ne s’y sont pas trompés, selon eux il existerait «une analogie possible avec des photographies pornographiques très largement répandues, qui montraient des prostituées nues au regard hardi, étalant leurs charmes pour la clientèle — une sorte de carte de visite en somme : s’il n’y a pas derrière le tableau une photographie précise, l’esprit de ces images est transcrit dans la peinture.»

Nous pourrions reprendre l’image de la carte de visite.
Le nom de Manet est maintenant si attaché à ce tableau que cette femme, qui ne se cache qu’à moitié, met en même temps à nu un des traits de la personnalité du peintre : son désir érotique. Un point de plus qui le rapproche de Bataille. On pourrait approfondir le parallélisme psychologique, l’exhibitionnisme de l’Olympia témoignant de celui de Manet, et la main posée sur son sexe traduisant alors la pudeur finale de l’artiste. Mais ce n’est pas là notre propos. Nous préférons voir dans ce geste la limite que la peinture impose à l’artiste dès lors que celui se trouve confronté à l’émergence de son désir.

On peut s’attarder un instant sur le titre que Manet a choisi pour sceller son oeuvre : la référence du séjour des dieux — le mont Olympe — confirme le ressourcement de la peinture par le désir et à la fois l’impossibilité d’en dépasser les limites, un champ d’investigation nous apparaît sans qu’il soit pour autant prometteur.
Le public associe les prouesses artistiques de l’un aux promesses supposées de l’autre. Il en résulte à ses yeux deux regards, cloués, rivés, par dessus, par dessous.
Il est médusé par cet être polymorphe qu’est, au-delà des apparences, l’Olympia — Manet.
Son regard croise le regard que Manet porte sur celui de cette femme. L’amateur enfin, clôt ce chassé-croisé en s’interrogeant sur l’intention qui se dégage de cette Olympia. Il peut refuser de voir là où Manet s’est immiscé. Mais l’insolence de cette apparition met un terme définitif à bien des hypocrisies.
Il apparaît que l’artiste ne puisse autrement agir qu’en s’impliquant, et par là même forcer le regard d’autrui sur ce qui le révèle.

Olivier Andres