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La revue n° 43 moment critique

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Le dansé, étude critique sur les notions de danse, corps et spiritualité

Etude critique sur les notions de danse, corps et spiritualité.

 

 

Extrait de réflexions issues d’un travail de thèse intitulé : « Le dansé et l’art comme véhicule. L’espace contemporain France-Japon »,  recherche qui se déploie autour d’une interrogation principale : En quoi la réflexion à partir de l’entre-deux cultures « France-Japon » est-elle pertinente pour réinterpréter les notions d’art et de spiritualité ainsi que leur relation ?

C’est un choix délibéré que de choisir un titre qui engage l’étude dans des directions théoriques précises. Ce titre comporte déjà sa propre « thèse », mais celle-ci se fonde sur un ensemble d’hypothèses dont le temps de terrain a été la matrice.

Il me semble que le parti pris exposé dans ce titre appelle un travail de déconstruction et de définition ou de redéfinition, qui sera l’objet de cet article, à travers l’analyse concrète des pratiques étudiées.

 

 

 

 

Le « dansé »

 

 

« Le dansé » est un verbe utilisé ici comme substantif pour désigner d’ores et déjà une posture épistémologique. C’est un choix volontaire de ne pas utiliser le concept « danse ».

Le concept de « danse », me semble-t-il, est loin de constituer un outil efficace de compréhension des nombreuses pratiques qu’il désigne. Ainsi, l’utilisation du substantif danse peut-elle par exemple souvent prêter à confusion comme dans l’expression « danse soufie » alors même que le terme « soufisme » désigne cette pratique dans sa totalité.

« L’anthropologie de la danse », discipline récente émergeant dans la moitié du 20ème siècle et surtout dans les années 60 aux Etats-Unis, en a fait un enjeu majeur de sa fondation : définir « la danse », afin d’ériger une anthropologie qui se distingue par son objet d’étude et dont les racines et la légitimité s’ancrent dans la définition de son objet.

Comme le montre l’ouvrage collectif «Anthropologie de la danse, genèse et construction d’une discipline », de multiples définitions existent et cohabitent inévitablement au sein d’une même discipline.

Ce qui n’est pas sans rappeler les débats qui animent la notion de « théâtre » : comment qualifier les pratiques dans d’autres cultures qui ressemblent à ce que nous nommons, nous, en France « Le Théâtre » ?

 

 

Ainsi, la proposition théorique que contient ce titre est de s’éloigner de la « danse » en tant qu’objet d’étude global, et d’aborder plus précisément le sujet dans un questionnement sur ce qu’est l’action de danser.

Or dans le cas des contextes de « danse » « Butô » étudiés, ces démarches posent clairement l’enjeu de la danse comme étant une recherche fondamentale sur « ce qui fait danser ». L’expérience de l’apparition de la danse, de « l’indéterminé », cette attention à « comment » émerge la danse, sont au cœur de chacune des pratiques.

 

 

Nous interrogeons ainsi l’aspect dynamique de la danse, le mouvement « d’apparition » de la danse, qui est chère aux coeurs des danseurs concernés.

L’analyse se penche là où commence la danse. Ce qui n’est pas un endroit d’immobilité, mais l’endroit-même du mouvement, et de ce que l’on pourrait appeler le « dansé. »

C’est un espace-temps qui génère la « métamorphose », terme si souvent employé et valorisé dans la danse Butô. La métamorphose d’un état quotidien vers un état « extra quotidien » (Barba) ou « méta quotidien » (Grotowski).

Sur un plan visuel cette nuance entre le « dansé » et la « danse » n’est presque pas perceptible. Cet écart sensible qui œuvre chez le danseur pourrait même être nommé « le dansé dansant » parce qu’il se joue dans une réciprocité agissante entre ce qui est perçu et le percevant. Le vécu sensible étant une potentialité qui s’actualise par un rapport d’implication que le sujet instaure avec lui-même.

Cette dynamique vitale est le fondement cosmologique et esthétique de ces danses, on pourrait dire « cosmo morphique ». C’est aussi l’endroit d’où émerge l’émotion, une émotion qui traverse le danseur, la salle, le public.

 

 

Ce que nous nommons « dansé » correspond donc à ce qu’est la « danse » en action. Nous proposons la notion de « dansé » pour souligner l’intérêt pour l’activité du danseur et la cosmologie qui en constitue le contexte ; c’est-à-dire les matrices physiologiques et cognitives, affectives, psychologiques, et spirituelles à l’œuvre dans l’action, le « dansé ».

Il s’agit de l’étude d’une zone extrêmement dynamique, d’un espace dans lequel se jouent de multiples phénomènes antagonistes.

 

 

C’est précisément là où l’approche de Grotowski nous intéresse. En effet, il n’hésitait pas à employer métaphores et néologismes afin de lutter contre l’épuisement des notions, et avait insisté sur cette dimension-là, en qualifiant les acteurs, « d’actuants », afin de mieux étudier le champ d’action, le « faire » des acteurs.

Il se concentre ainsi sur l’action de « l’actuant », à travers une attention particulière portée à « l’organicité », cet endroit du vivant d’où émerge l’impulsion, l’intentionnalité, juste en amont du mouvement. L’organicité est « la chair de l’esprit » (Pradier), ce sont les énergies « lourdes et d’autres énergies plus subtiles ».

Voilà, me semble-t-il un champ de recherche qui permettra de rendre compte des « techniques » et des « cosmo-morphies » à l’œuvre dans l’action de danser.

 

 

 

 

« L’art comme véhicule »

 

 

            « Avant la fin de ma vie, j’aimerai passer, pour un moment, au-delà des formes, des formes de vie, et faire l’expérience de ce qui est derrière ». Brook citant Grotowski dans « Avec Grotowski » P92 

 

 

La genèse de l’expression « l’art comme véhicule » est attribuée à ce grand metteur en scène qu’est Peter Brook, qui connaissait intimement Grotowski et ses recherches.

Extraits des propos tenus par Peter Brook lors de la conférence à Florence en mars 1987 sur les recherches de Grotowski, traduction française du texte paru en anglais dans « The Grotowski sourcebook, 1997, revue par l’auteur à l’occasion du livre « Avec Grotowski », 2009.

P48 : « Dès que quelqu’un commence à explorer les possibilités de l’être humain, il faut simplement accepter le fait que cette recherche est une quête spirituelle. J’utilise un terme explosif, très simple mais à la source de nombreux malentendus. J’entends « spirituel » dans le sens où, lorsque l’on se penche vers l’intériorité de l’homme, on passe alors du domaine du connu à celui de l’inconnu. (…) À une autre époque, ce travail aurait été considéré comme l’évolution naturelle d’une ouverture spirituelle. De tout temps, les traditions spirituelles ont dû développer leurs propres formes, car il n’y a rien de pire qu’une spiritualité vague et généralisée. On a vu par exemple, dans les grandes traditions, des moines qui, cherchant une base solide pour asseoir leur recherche intérieure, découvraient le besoin de faire de la poterie ou de fabriquer des liqueurs. D’autres choisissent la musique comme véhicule. Il me semble que Grotowski nous montre quelque chose qui a existé dans le passé, mais qui, au fil des siècles, est tombé dans l’oubli. Qu’il nous montre que l’un des véhicules permettant à l’homme d’accéder à un autre niveau de perception peut être trouvé dans l’art dramatique. »

 

 

Grotowski sur « l’art comme véhicule » :

« De la compagnie Théâtrale à l’art comme véhicule », de Jerzy Grotowski, texte issu de la transcription de deux conférences prononcées en 1989 à Modène et en 1990 à l’université de Californie (Irvine). Grotowski a revisité et complété le texte français en 1993.

« L’art comme véhicule est comme un ascenseur bien primitif : c’est un grand panier qu’on tire soi-même par une corde et avec lequel l’actuant monte vers une énergie plus subtile, pour descendre avec elle, jusqu’à notre corps instinctuel. Ceci est l’objectivité du rituel. Si le montage fonctionne, le panier se meut d’un niveau à un autre pour ceux qui font l’action. »

(…) « Quand je parle de l’image de l’ascenseur primordial, donc de l’art comme véhicule, je me réfère à la verticalité. Verticalité – le phénomène est d’ordre énergétique : des énergies lourdes mais organiques (liées aux forces de la vie, aux instincts, à la sensualité), et d’autres énergies plus subtiles. La question de la verticalité signifie passer d’un niveau soi-disant grossier – d’une certaine manière on peut dire entre guillemet « quotidien » - à un niveau énergétique plus subtil ou même vers la « haute connexion ».

Puis il ajoute plus loin qu’il y a une possibilité, voire une nécessité de pouvoir « descendre » en ramenant le subtil vers la réalité plus ordinaire : à travers la densité du corps. Il ne faut pas renoncer à une partie de notre nature : le tout doit tenir entre l’organicité et the awareness (la conscience liée à la Présence). Il ajoute plus loin que la mise en œuvre d’une précision artisanale est nécessaire pour pouvoir voyager entre ces différents niveaux.

 

 

Cette notion « véhicule » tient une place fondamentale dans cette recherche. Elle nous indique une direction, une intention, ascendante ou descendante, c’est-à-dire la « verticalité » pour Grotowski. Ce terme de verticalité fait appel à une cosmologie qui place l’imaginaire du divin ou du sacré dans une sphère ascensionnelle.  

De nombreuses cultures confondent d’ailleurs l’appellation du Dieu suprême avec la dénomination du Ciel, tels les Iroquois (Oki, Celui qui est en haut), les Sioux (Wakan, l’En-Haut, le Dessus), les Maoris (Iho, Élevé, En haut), les Akposo, les anciens Indo-Européens (Dyaus, Zeus : Ciel, Jour)… (Encyclopédie Universalis) Le ciel, ou plutôt « les cieux », c’est un sur-monde emboîtant et régissant le monde d’ici-bas (Platon). 

Mais surtout ce que nous retenons pour l’instant de la notion de « véhicule » et de « verticalité » c’est qu’elles invoquent un transport, une dynamique, un passage vers un niveau « plus subtil ».

En ce sens, l’art n’est pas une fin en soi mais un processus, un passage, un vaisseau ; il transporte le sujet (actuant ou danseur) et l’ensemble du contexte (public).

Il est d’ailleurs intéressant de noter que Zeami, grand maître et théoricien du Nô japonais (fin 14ème, début 15ème siècle), utilise le terme japonais « utsuwa » pour désigner le talent des grand maîtres de Nô. Ce terme selon les notes du traducteur (René Sieffert) signifie aussi bien « réceptacle » que « capacité ». L’art d’un grand maître consiste à ouvrir sa capacité, sa puissance suggestive par le fait qu’il accueille en lui les phénomènes (on dit d’ailleurs en japonais : « utsuwa ga oki » pour exprimer le fait qu’une personne a l’esprit ouvert à toutes les formes d’humanité, toutes les formes d’existence).

Zeami : « L’univers est le réceptacle d’où procèdent toutes les choses, chacune en sa saison : les fleurs et le feuillage, la neige et la lune, les mers et les montagnes, les herbes et les arbres, et jusqu’aux êtres animés et inanimés. Si vous faîtes de tous ces éléments de la nature la « substance » de la beauté du divertissement musical, si vous faîtes de votre esprit un « réceptacle » analogue à l’univers, si vous maintenez avec aisance ce réceptacle sur la voie grandiose du « style absolu », il vous sera permis de croire que vous parviendrez à saisir la « fleur merveilleuse » de notre divertissement musical. »

 

Cette recherche  s’ouvre donc sur la question de l’art et de son champ d’action, sur les rapports entre « art » et « société ».

Grotowski disait que l’art a de tout temps été l’effort de se confronter à l’insuffisance de la réalité sociale : « Quand les machines dominent, il faut chercher le vivant ».

J’émets l’hypothèse qu’il existe des contextes de création artistiques qui occupent, par leur préoccupations, leurs recherches et leur action, des espaces qui auparavant étaient occupés par d’autres types de « liminarités » (terme issu de« Limen », « seuil » en latin) comme les ordres religieux par exemple (Victor Turner).

Comme je l’ai évoqué précédemment, les danseurs de cette étude sont avant tout des explorateurs de la dimension humaine, pour lesquels l’enjeu majeur est de laisser émerger et prendre forme l’imprévu et l’indéterminé par le corps. Et, ce faisant, de rejoindre le « vivant », par l’entièreté de la présence accueillant l’inconnu.

En ce sens, leur engagement artistique fait clairement écho à ces propos de Peter Brook lorsqu’il évoque la recherche de son ami Grotowski : « En jouant (l’acteur) accomplit un sacrifice : il sacrifie ce que la plupart des hommes préfèrent cacher. Ce sacrifice est une offrande au spectateur. (…) Les acteurs de Grotowski offrent leur représentation comme une cérémonie à ceux qui désirent y assister : l’acteur invoque, met au jour ce qui gît au fond de chaque homme et que masque la vie quotidienne. Le théâtre est sacré parce que son but est sacré. Il a un but clairement défini dans la communauté et répond à un besoin auquel les églises ne répondent plus. » Peter Brook : P22

 

 

Envisager « l’art comme véhicule » inscrit donc d’emblée cette étude dans la lignée des recherches de ce grand metteur en scène qu’est Jerzy Grotowski et fait entrevoir la dimension « spirituelle » ou « sacrée » véhiculée par l’art, pour reprendre les termes de Peter Brook.

Nous nous employons à développer l’étude des techniques, des discours, et des représentations en jeu dans chacun des contextes d’élaboration des danses, afin de ne pas fermer le sens que comporteraient ces dimensions « spirituelles » et « sacrées ».

Et au contraire, de procéder du concret vers l’abstrait, de conceptualiser l’expérience, plutôt que de substantialiser le phénomène.

En effet, les termes « sacré », « spirituel » sont problématiques s’ils se réfèrent à une cosmologie donnée. Or il est certain que ces dimensions de la vie peuvent être nommées et décrites autrement. C’est dans le sens de cette complexité que nous allons : par l’analyse de chaque expérience du dansé et du sens qu’elle prend dans chacune des voies artistiques étudiées.

 

 

Dans le cadre de cette étude, la danse n’est pas envisagée par ces artistes comme étant une fin en soi, mais davantage comme étant un champ d’exploration illimité de ce qui échappe et que masque la vie quotidienne.

Ce qui nous intéresse particulièrement, ce sont donc les façons dont chaque artiste concrétise ce cheminement.

Grotowski cité par J-M Pradier P32, concernant l’analogie des mystiques et de leurs techniques « psychophysiques » : « Ce sont les techniques qui sont objectives, en vérité, ce n’est pas la vision du monde ».

C’est donc une recherche sur le processus-même du « dansé » qui implique la mise en œuvre d’une exigeante pratique à partir de soi, qui engage la vie de ces artistes bien au-delà des frontières du studio ; vie et art étant entièrement associés.

 

 

Cette recherche a donc pour ambition de contribuer à l’étude concrète de ce phénomène de « l’art comme véhicule » et de s’inscrire au sein du vaste champ de recherche sur les « pratiques performatives » (projet de l’ethnoscénologie) ou sur « les comportements humains méta quotidiens » (Grotowski, leçon inaugurale du 24 mars 1997).

Pour reprendre l’expression de Marcel Mauss, une approche socio-psycho-biologique de la mystique doit être faite. Mauss pensait en effet qu’il y avait nécessairement des moyens biologiques d’entrer en communication avec les dieux.

Pour situer cet aspect de l’étude dans un cadre anthropologique plus large, nous consacrerons un chapitre sur les « danses » dans le cadre de pratiques religieuses (notamment sur le soufisme, les danses bouddhiques au Japon et en Inde, les danses rituelles au Cambodge, en Chine, etc.)

 

 

 

 

« L’espace contemporain France-Japon »

 

 

Ce sous-titre indique un espace qui n’est pas un territoire, mais un espace de circulation et d’échanges. On pourrait même dire qu’il comporte une dimension a-territoriale par sa nature abstraite à priori. Cet « entre » n’est pas délimité par des frontières, c’est plutôt un espace imaginaire modelé par le temps que nous étudions au présent.

 

 

Le parcours des artistes choisis, en revanche, est bien concret. La plupart sont passé d’un territoire à l’autre, d’autres sont toujours en transit (comme c’est le cas de Ko Murobushi), d’autres voyagent autrement et sur place…

Pour traiter de ces questions, j’ai en effet choisi d’étudier le travail d’artistes qui se situent dans la dynamique du voyage entre deux pays, la France et le Japon.

Voyage réel, géographique, ou voyage rêvé, subjectif ; à travers le choix de familles d’artistes, certains venant du “Butô”, d’autres choisis par les nombreuses proximités et références culturelles réciproques.

Dans ma précédente étude, je me suis en effet rendue compte que le noeud des références culturelles (Japon/France), c’est-à-dire, le « métissage » (au sens développé par Laplantine), caractérise ces modes de pensée-dansée, en créant des liens plus ou moins serrés avec d’autres pensées, en transformant des petites bribes de sens.

Le métissage serait le processus qui œuvre au sein de ces foyers artistiques qui développent des modes “subversifs” ou  liminaires d’action et d’être, qui remettent profondément en cause par l’étude et l’expérience du « dansé », l’humain dans sa totalité et sa corporalité au sein d’une culture et d’un temps donné.

 

 

Je compte montrer qu’une anthropologie de l’écart, de l’entre, peut se développer ; une anthropologie qui étudie la matrice culturelle dans ce qu’elle a de mouvant ; l’individu, le mouvement, l’a-territorialité.

Les notions de référence, d’ancrage culturels ou de déterminismes (Cf. Bourdieu) ne sont pas ignorées, elles sont incluses mais ne constituent simplement pas le point d’ancrage de la recherche. La focale est porté sur l’invention des formes culturelles au contact des multiples références, sur la créativité « culturelle ». (Optique qui vient rejoindre l’approche du « métissage » développée par François Laplantine).

Dans le contexte mondialisé dans lequel nous vivons, nous interrogerons ainsi la notion de culture.

Comment à travers un contexte bien précis qui est celui de l’art, des artistes-danseurs nous offrent des lectures du monde complexes et subversives vis-à-vis des idées courantes sur le corps par exemple.

Comment la pensée artistique est porteuse d’un mouvement de déconceptualisation à l’heure où le concept fait évidence. Le « Décept », selon Laplantine, c’est « renoncer à des modèles essentialistes ou culturalistes, mais aussi structuralistes, qui ont pour effet de spatialiser la pensée et de fixer le corps dans des cadres. »P183 Le social et le sensible.

En quoi ces démarches développent-elles une « politique du sensible » comme l’entend Laplantine ? P168 : « Une politique du sensible (...) est une pensée qui loin de soumettre autoritairement le multiple à l’Un, accepte la reconnaissance d’une multiplicité désubstancialisée en chacun de nous comme valeur non pas constituée, mais en permanent devenir ».

 

 

Par ailleurs, étudier cet espace dynamique de circulation culturelle nécessite une interrogation sur ses fondements-mêmes.

En effet, la construction problématique de cette étude est imprégnée de ce phénomène d’attirance. Pourquoi avoir choisi ces artistes plutôt que d’autres ? Qu’est-ce qui m’a amenée à construire un objet d’étude « hybride » entre la France et le Japon ?

L’objet-même de l’étude , le « dansé » ne se prête-t-il pas particulièrement bien à cette circulation ? En effet, selon Anne Décoret-Ahiha : « A partir des années 20, la danse devint, à l’échelle planétaire, une forme culturelle mobile participant au phénomène de mobilité généralisée des cultures qui s’est accentué à la fin du 20ème siècle et a donné aux sociétés contemporaines des contours essentiellement diasporiques ».

 

 

 Une attention particulière est donc portée sur les phénomènes d’attirance et de curiosité culturelle et historique du Japon et de la France (et de façon plus large entre l’Europe et l’Extrême Orient).

Un chapitre est d’ailleurs consacré aux phénomènes du « japonisme » et de « l’exotisme » qui ont caractérisé (et peut-être caractérisent encore) les perceptions et la compréhension de ces deux peuples. Sous sa forme adjective et substantive, la notion d’exotisme rend compte de la manière dont une société désigne et perçoit l’altérité. (Anne Décoret-Ahiha)

Or les relations entre la France et le Japon d’un point de vue culturel et artistique, sur le plan des pratiques spectaculaires notamment, se sont tissées durant de nombreuses années et le plus souvent à partir de « malentendus ». Comme le souligne J-M Pradier en faisant référence à Victor Segalen dans son texte « Des chimères de l’abstraction au ravissement des corps en scène » : « L’esthétique du divers nous est d’abord apparue dans le phantasme et l’abstraction ». 

 

 

Notons que la notion d’art que nous employons dès l’ouverture de ce travail constitue un bel exemple de la dynamique à l’œuvre entre cultures. « L’art » est une notion éminemment culturelle et historique. Elle est de ce fait relative mais aussi significative dans le sens où elle est agissante.

Il est en effet intéressant d’observer que l’introduction de ce concept qui n’existe que depuis récemment au Japon, (dans le courant de l’ère Meiji, fin19ème, début 20ème siècle), a eu un impact considérable dans la vie culturelle japonaise.

Selon Nakamura Yujiro (Internationale de l’imaginaire n°4), pendant longtemps « les japonais ne distinguaient pas nettement l’art de la vie », et d’autre part, la corporéité de tout acte était fondamentale.

Si dans les milieux de la peinture et de la musique, « l’art » comme catégorie distinctive a été rapidement adopté, dans les milieux des arts spectaculaires, cette catégorie a eu pour ces raisons plus de mal à s’implanter.

Cependant, le contexte historique des années 50 qui voit émerger le « Butô » au Japon, montre comment cette catégorie a trouvé une redéfinition et par là même une « appropriation ». Pour les acteurs du courant artistique qu’est le Butô, de même que pour le « Gutai », courant plastique des années 50, l’art constitue une catégorie active qui permet de véhiculer une pensée, des innovations, des révoltes, et cela sur l’échelle internationale.

 

 

Du côté européen, selon Anne Décoret-Ahiha, la danse moderne occidentale du début du 20ème siècle a émergé sur le terreau des nouvelles approches et conceptions du corps véhiculées par les arts spectaculaires des autres cultures (en particulier de l’Asie). Ces théories s’inscrivaient souvent en réaction au mode de vie industriel, urbain et mécanisé et prônaient la quête d’une harmonie intérieure, d’une simplicité originelle et prenaient comme référence les civilisations antiques (Duncan) ou exotiques (danse d’Asie, danse d’Afrique, etc.). Parallèlement, les avants-gardes comme le futurisme, le surréalisme et le constructivisme proclamaient la « primitivisation de la perception » (faire ressurgir l’humanité originelle enfouie) en s’inspirant des savoirs et des techniques « exotiques ».

Ces conceptions évolutionnistes de la danse ont amené une justification opportune de la nécessité de réintroduire le « spirituel » dans l’art.

Jeanne Ronsay (citée par A. D-H) : « ce qui me semble être l’essentiel de la danse, ce que comprennent si bien les gens d’Extrême-Orient et que les européens hélas négligent, c’est la spiritualité ».

 

 

A partir de ces bases de réflexions, la question principale à laquelle nous tentons de répondre dans cette étude est : En quoi la réflexion à partir de l’entre-deux cultures « France-Japon » est-elle pertinente pour réinterpréter les notions d’art et de spiritualité ainsi que leur relation ?

En quoi la dimension a-territoriale ou multi territoriale génère-t-elle des pensées/actions marginales concernant l’homme et le monde et permet-elle d’approfondir, de complexifier, et redéfinir les notions de spiritualité, de corps, non dualisme, art, développement, d’action… ?

 

 

 

 

Les techniques du « dansé »

 

 

Je voudrai me pencher sur un point particulier de cette étude : les techniques ou « postures » qui permettent de faire l’expérience du « dansé ».

À travers 3 exemples, nous allons voir la manière dont chaque danseur met en place des « protocoles » expérimentaux qui lui sont propres et qui proviennent d’un savoir acquis par la pratique.

 

 

Le mouvement interne.

Claude Magne s’inspire dans cette pratique des méthodes développées par Dany Bois sur le mouvement interne pour aborder l’émergence des impulsions organiques.

Voici un exercice de base pour amener à sentir le mouvement organique. Les danseurs sont deux par deux, l’un derrière l’autre. La personne qui est derrière a ses mains posées sur les coudes de celle qui est devant. Au début, le mouvement est amorcé par la première. Mais très vite il s’agit de sentir à quel point on ne sait plus d’où part le mouvement. À ce moment-là de l’expérience, il faut laisser faire le mouvement, le laisser prendre forme, sans le brusquer par un mouvement volontaire. L’émotion et l’imaginaire sont déclenchés par la situation (le simple fait que les omoplates se rejoignent par exemple), et à l’inverse la forme existe grâce à l’émotion. C’est l’expérience du « passage », où le corps n’est plus « qu’une trace provisoire ».

 

 

« L’accident » ou « blank ».

Les danseurs de la compagnie Dairakudakan à Tokyo utilisent une posture de base comme préalable à l’émergence de la danse. Cette posture de base est simple en soi : sur place, dans la verticale, le danseur a les genoux pliés, les pieds bien ancrés au sol, les bras le long du corps, la nuque et le tête dans l’alignement de l’axe vertical du corps, les yeux sont mi clos.

Il attend.

Ici, le discours sur le corps fait partie intégrante de l’exercice. Le corps est décrit comme étant une enveloppe vide, « empty body », ce qui le meut ce n’est pas « moi », mais « l’extérieur ». Qu’est-ce que l’extérieur ? Le vent, l’eau qui coule dans les profondeurs du corps, l’animal ou la pierre que je suis en train de devenir, les sentiments de colère, d’hilarité... L’extérieur se traduit donc par l’imaginaire, l’émotion, l’énergie. C’est d’ailleurs une injonction : « imaginer » et ressentir. Faire confiance à ce qui advient et qui se traduit aussitôt par le déploiement de l’énergie.

Mais ils insistent sur la différence entre « fabriquer » et se laisser embarquer, incrédule, par l’événement. C’est là où intervient la notion de « blank », que l’on pourrait traduire par vide, trou (de mémoire), accident cérébral subit qui survient et met le danseur dans un état d’idiotie. Il y a d’ailleurs des exercices qui permettent d’approcher encore plus spécifiquement cette expérience. Cet état de réception est fondamental pour laisser passer la danse en soi, qu’elle soit improvisée ou écrite.

 

La concentration par la marche.

Carlotta Ikéda utilise le « suri hashi » qui signifie littéralement en japonais « marche glissée ».

Cette marche nécessite une posture précise du corps : les genoux fléchis, le dos droit, la nuque dans son prolongement, les mains devant les hanches. Les pas se font très lentement au début. L’utilisation des bordures externes des pieds est très importante. L’attention doit être portée sur la continuité du mouvement qui fait appel à une gestion du transfert du poids du corps très minutieuse. Mais aussi sur le plan arrière du corps : de façon concrète à travers les talons qui ne se lèvent quasiment pas, mais aussi de façon imaginaire par le biais de la présence que l’on place en arrière de soi (la conscience du dos, de la nuque mais on peut aussi penser aux ancêtres qui sont derrière nous, au vent qui nous pousse…). Dans cette « danse » si particulière, par l’entraînement, nous pouvons « faire disparaître le corps » selon Carlotta, ou encore « ne pas bouger l’air ». C’est une posture de neutralité qui favorise simultanément le déploiement de ce qu’elle nomme « l’intériorité » (qui se traduit par l’émotion ; ce que je sens, ou différentes qualités d’énergie) c’est ce qui danse en nous.

Les formes importent peu (même si Carlotta dans ses chorégraphies a un goût prononcé pour les jambes fléchies, les danses près du sol), ce qui compte c’est que ces postures véhiculent cette compréhension.

 

 

 

 

Conclusion : de la pratique vers la pensée ; en finir avec le concept de corps

 

 

Le training ou échauffement quotidien, on le voit, comporte cette fonction d’ouverture au vivant et à ses dimensions cachées (pour reprendre les termes de Peter Brook). C’est un travail de concentration, qui permet la « mise en danse », le « dansé ». 

« S’échauffer », ce n’est pas seulement détendre les articulations, chauffer le muscles, réveiller les organes, éveiller la sensibilité, c’est un travail « d’acuité ». Un travail de tous les instants sur le rapport à la multiplicité traduite par le « corps ».

C’est ne pas croire au « corps » dans son acception unitaire ou totalisante, mais penser et expérimenter la fragmentation, la polyphonie. Ainsi, on peut apprendre tous les jours quelque chose de nouveau. Se mettre dans une posture d’étude, être renseigné par la mise en rapport de la conscience avec la sensation, la perception dans le mouvement. A la fin du training, je suis en état de « danser ».

Comment nommer et analyser le processus qui engage les artistes dans la danse ?

Le concept qui me permet d’aborder cette dimension est celui de « personnal cultivation » proposé par Yuasa Yasuo. La dimension de training, de processus est au centre de cette notion. Cela fait référence au long entraînement dans les arts japonais cultivant esprit et corps simultanément. La « cultivation » est une pratique qui tente d’accomplir le savoir par la totalité corps/mental, par l’expérience pratique.

 

 

Ces différents exemples nous renseignent ainsi sur une catégorie qui peut paraître évidente au quotidien ; le corps. Or, il apparaît clairement que le corps n’est pas conçu comme une certitude, ni une entité, ce n’est qu’un passage.

Voilà qui remet en question notre perception quotidienne. Car, après tout, s’il y a bien une chose dont nous soyons sûr c’est de l’existence de nos contours charnels. Nous faisons chaque jour l’expérience de notre singularité qui s’exprime par l’apparence physique.

« Le corps occidental moderne est un lieu de césure entre le sujet et les autres ; l’enceinte objective de la souveraineté de l’ego », Le Breton.

Derrière ces conceptions, se pointent des valeurs très ancrées dans notre culture : penser la totalité plutôt que les fragments, la cohérence plutôt que les altérités. (Cf. Maurice Leenhardt, « Do kamo »)

 

Vers la fin des années 60 : le corps était un thème de prédilection du discours social : à travers la « reconquête de soi ». L’individualisme invente le corps en même temps que l’individu nous dit Le Breton.

Il s’agit dans cette idéologie de « modeler » son corps à défaut de se laisser moduler par l’environnement.

Il n’est pas aisé de remettre en question ce corps « unique » que notre culture a mis tant de temps à voir émerger à force de l’avoir tant relégué au profit du monde des idées, de la raison, de l’intelligence mentale.

 

 

Michel Henry philosophe et phénoménologue, indique la tendance de la phénoménologie à subordonner le langage à la phénoménalité pure. Nous ne pouvons parler d’une chose que si elle se montre à nous. Or le langage poétique révèle l’abîme entre l’apparaître et le monde contrairement au langage ordinaire qui va au même pas que la réalité. « Autant d’apparaître, autant d’irréalité » dit-il.

Toujours selon Michel Henry : vivant, nous sommes des êtres de l’invisible. Nous ne sommes intelligibles qu’à partir de l’invisible. Ce n’est pas dans le monde que l’on peut comprendre notre nature. La réalité vivante de la chair échappe à la pensée.

A travers le Voir, la pensée développe une science d’objets qui présuppose la capacité d’intelligibilité, avec l’ambition de la possibilité de connaissance a priori du monde. Or pour lui, la vie accède à elle-même sans pensée ; aucune pensée n’y accède, aucune pensée ne permet de vivre.

Ce n’est pas la pensée qui nous donne accès à la vie, c’est la vie qui permet à la pensée d’accéder à soi. Nous connaissons la vie de la façon dont elle se connaît elle-même.

 

 

Ces recherches vont tout à fait dans ce sens me semble-t-il en ce qu’elles développent des pensées de l’expérience infiniment plus complexes que les pensées abstraites ou conceptuelles sur le corps.

Il n’est pas question de réintroduire du « secret » dans le corps et en cela, de réintroduire du divin, comme le dit David Lebreton concernant la tendance actuelle. C’est plutôt un changement de mode de pensée : aller vers une pensée expérientielle de la non globalité, de la non cohérence, des antagonismes. On retrouve ici le « décept » de Laplantine.

La réalité pour ces danseurs, c’est l’immédiat. C’est l’impression élémentaire avant d’être hors de soi, temporelle, avant d’être nommée, condensée en un agrégat de formes : le « corps ».

 Je terminerai par cette citation de Carlotta Ikéda, expression si récurrente dans son travail « Je ne veux pas voir le corps ! ».

 

 

Anne-Laure Lamarque

doctorante en ethnoscénologie (Paris 8) et danseuse Butô.