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La revue n° 43 poètes de service

poètes de service

Claude Pérès

 La demande de mort du monde

Je peux dire à quels moments précis je démissionne. C’est quand je suis fatigué. Il y a une lutte à se faire aimer comme il y a une lutte à survivre. Je suppose que c’est la même. Il n’y a pas de lutte à aimer. Ca ne vient à l’idée de personne. Aimer, ça n’est pas une activité. Mais il y a une lutte à être aimé. On doit pouvoir dire qu’être et être aimé, c’est pareil. Et cette lutte, elle est dégueulasse. Par exemple parce qu’il n’y a personne pour aimer, c’est-à-dire il n’y a personne pour sortir quelqu’un de la merde, puisqu’il n’y a pas de lutte pour… Peu importe. Il y a des points de convergence de demandes d’être ou de demandes d’être aimé qui se répondent et se renvoient indéfiniment. La lutte consiste à faire durer. Il n’y a pas un moment précis où par exemple ça se confronte à quelque chose, ça tourne à vide, ça va à sa perte, c’est déjà perdu. Je veux dire : il n’y a pas un moment précis où par exemple vous êtes aimé. Où la terreur s’arrête. Où vous jouissez d’une source débordante de douceur qu’on appellerait l’amour, dont le nom importerait peu de toute façon. Il y a des fugacités d’illusion, des espoirs, une foi aveugle. On peut dire que c’est conçu pour qu’on aille se faire foutre. La lutte consiste à faire durer. Le moment où ça s’arrête, il se trouve qu’il est précisément désigné, qu’il porte un nom et que ce nom importe, ce moment s’appelle la mort. Je sais ce goût amer dans la bouche, je le connais, je les ai embrassés des milliers de fois, ce goût, ces bouches. Ce goût amer est celui de la salive qui se ravale, des mâchoires qui se serrent, des yeux qui se ferment. Je n’ai jamais aimé l’espoir, ça m’a toujours paru dégueulasse, comme la lutte, le désir de rien, l’errance, l’immortalité, etc… C’est indéfini de toute façons. On ne peut pas dire à quel moment précis on demande à être aimé et celui où on demande à être immortel, c’est parfaitement indifférent. Je n’ai jamais aimé le mot être, pareil. Peu importe. Je ne m’attendais pas à écrire ça. Je ne sais plus où j’en suis. Etre, c’est forcément dégueulasse, pareil. J’ai inventé le concept de la jouissance. C’est quand ça s’arrête, précisément quand ça s’effondre de son épuisement, quand ça meurt et que vous savourez ce que vous avez dans les mains, la terre sous les ongles. C’est après avoir pris le risque de mourir, quand vous savez physiquement qu’on ne meurt pas comme ça. Peu importe. Je démissionne. J’ai déjà démissionné. Il n’y a pas un moment où ça s’arrête, il n’y a pas un moment non plus où on se rend compte que ça ne s’arrête pas, ou on arrête de ne pas arrêter. Ca va à sa perte. Il y a des points de convergence de demandes, d’être, d’amour, d’immortalité, etc… Ca ne trouve pas de réponse autre qu’une autre demande, etc… C’est conçu pour aller se faire foutre. C’est assez drôle évidemment. Que ça n’épuise pas la demande, que cette demande insiste lors même qu’elle ne trouve pas de réponse, et encore, ça tient forcément de la sidération. Ca doit être la preuve que la réponse ou la demande ne comptent pour rien, que seule importe la course indéfinie et haletante d’une lutte qui ne veut pas en finir de désirer jusqu’après sa mort. Je ne sais pas ce que c’est qu’une preuve. Peu importe. Je veux dire : l’amour, on s’en fout. Ce qui compte, c’est la demande. Non. Ce qui compte c’est que ça court, et il se trouve qu’une demande à vocation à courir par exemple, ça fonctionnerait avec autre chose, n’importe quoi. Peu importe. Je veux dire, et je veux le dire de toutes mes forces, avec toute ma rage et toute mon obstination : l’amour, c’est la mort. Aimer, c’est forcément tuer l’autre, l’amener à la mort, lui apporter une réponse à sa demande, l’arrêter, l’arrêter d’aller à sa perte, l’effondrer. Que la rare tendresse que vous ayez, vous la consacriez à vouloir la mort de l’autre, vous voyez bien que ce n’est pas concevable.

Je ne sais pas à quel moment il serait utile que je précise que la relation entre être, être aimé, être immortel et mourir procède par associations, par course et lutte d’associations indéfinies, haletantes, folles. Je suppose que ce n’est pas la peine. De le préciser, je veux dire, que le sens est une demande comme une autre qui ne s’arrête jamais, qui glisse et déploie son délire cancéreux sur le monde. Ce n’est pas la peine. J’ai inventé le concept de jouissance. Je n’ai pas parlé de sexe pour autant. Ca ne m’est jamais venu à l’idée. Une percée de demande a vocation à arrêter le cours du monde. Je veux dire, la demande de toute demande, c’est que le monde s’arrête. Pour que la demande s’arrête, je suppose, avec le monde. Il y a une communauté de devenir de la demande et du monde. Je ne sais pas pourquoi. Que la demande court le cours du monde pour l’arrêter, je ne sais pas ça. Je voudrais dire… Une demande… Ca n’existe pas. Comment dire… Demander, c’est « l’action de faire savoir ce que l’on souhaite », c’est renoncer à ce que l’on souhaite pour le faire savoir. Demander, c’est se faire sûr de ne jamais atteindre ce qui est demandé. Je veux dire, demander, c’est faire savoir qu’on ne sait pas. Une demande est forcément un délire autocrinien. Je ne dis pas qu’on formule une demande pour s’entendre dire non, je ne précise pas. Je remarque qu’on peut toujours se servir sans demander, cela dit. Peu importe. Demander, c’est courir le cours du monde. Pour arrêter le monde. Pour arrêter la demande. On pourrait toujours ne pas demander, ne pas courir. Mais il n’y aurait plus rien à arrêter. Il faut penser à la possibilité fracassante de l’effondrement. Alors aimer, c’est se servir, c’est apporter une réponse à une demande qui a renoncé à cette réponse pour se formuler, assez même pour ne plus savoir la reconnaître. C’est arrêter le cours de la prolifération de la demande qui souhaite que le monde s’arrête et laisser courir le monde malgré tout, encore. C’est en cela que l’amour est un meurtre : la mort de la demande qui demande la mort du monde. Je ne dis pas qu’on ne peut pas aimer, qu’on ne peut pas répondre à une demande qui ne sait plus ce qu’elle demande et qui le fait savoir. Il se peut que la demande demande la mort du monde parce que c’est impossible d’y répondre de toutes façons. Je n’ai pas d’avis. Peu importe. Que le monde court à sa perte de toutes les demandes de perte du monde, ça a quelque chose de drôle. C’est fabriqué pour aller se faire foutre.

Il n’y a qu’une demande pour faire face au monde entier de toutes façons. Définissez impuissance pour voir. Un corps, le monde entier, il s’en fout. La question ne se pose pas. Je veux dire cette dichotomie entre monde et demande, vie et mort, est parfaitement folle.  J’ai dit que la mort n’existe pas, ni la demande, ni le monde. Le monde, c’est les demandes de perte, donc, les demandes de mort, qui sourdent et entêtent, ce n’est que ça, le monde : une course de rumeurs de demandes de mort. Il n’y a pas de quoi avoir peur. Ce n’est rien. Ca n’existe pas. On peut décider que les choses qu’on décide de faire exister n’existent pas, de la même façon qu’on peut ne pas courir le cours du monde pour l’arrêter. Pareil. Peu importe.



À peine, donc

Mon existence est à peine perceptible, je sais. Il m’arrive de faire beaucoup de bruit quand même. C’est fait avec toute la maladresse et l’espoir que j’ai. La plupart du temps, ça me fatigue. Fabriquer des images, c’est la chose la plus conne du monde. Je sais, on en fabrique de toute façon.

Je n’ai jamais rien eu contre demander à une fille si elle veut me sucer pour engager la conversation. Avec les garçons, ce n’est pas la peine de demander.
 
Je tombe. Je suis forcément échoué quelque part. Même si je ne comprends toujours pas où.

La solitude de quelqu’un qui écrit, elle est forcément délirante. C’est la force du truc aussi, cette âpreté malade. Il n’empêche qu’on devrait tous dire aux gens d’arrêter d’écrire parce que…

Je ne comprends toujours pas où. C’est pour ça que je fais du bruit, je crois, pour finir par le savoir.

Il fut un temps où écrire, c’était un plaisir immense pour moi, avant que ça ne devienne une corvée technique.

Je ne sais pas si… Non, rien.

Mon existence est à peine perceptible. Je ne peux pas dire que ce soit d’une grande importance, que mon existence soit à peine perceptible. Je ne vois pas quoi en dire. Je remarque quand même le mot peine là-dedans, c’est tout.

J’ai déjà arrêté de penser et de faire du bruit. C’est une des, je ne sais pas combien il y en a, 40, plus peut-être, méditations bouddhistes. Je sais faire ça. Et la respiration, le ujjayi, je sais faire ça aussi. Je précise que je fais exprès de dire « je sais faire ».

Je devrais tomber amoureux, ça me ferait des trucs à raconter, c’est la seule raison de tomber amoureux de toute façon, les autres raisons sont déraisonnables.

Je ne fais pas de différence fondamentale entre les êtres humains et les autres mammifères. Le langage et ce qui en découle, la pensée, le bien, la loi, la justice ou l’art, ce ne sont jamais que des choses annexes et superficielles dans une existence. Je ne dis pas que ce n’est rien. Il se trouve que toute la vie d’un être humain se constitue de choses annexes et superficielles, c’est tout.

Je dois être la seule personne au monde à trouver magnifique de dire salope et chienne à quelqu’un que je prends et à avoir les larmes aux yeux. Je ne dois pas être le seul, par contre, à trouver aussi magnifique de ne pas le dire.

C’est marrant qu’on ne comprenne jamais mon sens de l’humour, pourtant je ris avec pratiquement tout ce que je fais. Même mon sens de l’humour est imperceptible donc.

Il y a un moment où je ne suis pas une vache à lait de l’écriture, désolé, je m’épuise aussi.

Non, ce n’est pas vrai, toutes les phrases de ce texte ne commencent pas par je, celle-ci par exemple commence par non.

Je fais beaucoup de bruit, je parle fort des fois pour impressionner des gens, je me tiens droit aussi, et je soutiens toujours les regards, jusqu’à ce que l’autre cède, je prends souvent l’air très dur et je suis ironique la plupart du temps. Je ne sais pas si c’est insupportable ou très touchant.

Mon existence est à peine perceptible et il faut bien que je m’y retrouve.



Le sourire aux lèvres

Si vous voulez me faire croire à l’amour, je ne comprends pas pourquoi c’est si difficile pour vous de me montrer un exemple.

Je n’ai pas de problème avec l’anarchie. Je ne suis pas du genre à avoir froid aux yeux.

La plupart des choses me sont indifférentes. Sans doute, parce qu’elles font face à d’autres dont la gravité est telle qu’elle pourrait faire le cœur s’arrêter de battre.

Je ne vous expliquerai jamais ce que c’est le calme, parce que vous pouvez le lire dans mes yeux.

Je ne vous apprendrai pas à lire non plus.

Je ne sais pas où je situe l’amour, dans la plupart des choses qui sont indifférentes ou dans celles qui sont graves. Celles qui sont graves sont rares cela dit. Définissez l’amour pour voir.

Ce n’est pas dit que ça isole forcément, le genre de travail que j’entreprends.

Ce n’est pas dit non plus que ça rende fou. Définissez la folie pour voir.

Je fais sortir les diables des boîtes. Je ne me préoccupe pas de savoir s’ils ont le sourire aux lèvres.

Je fais jaillir les trucs.

Je fais sortir l’eau de la terre aussi.

Je boirai le sang des personnes qui pillent l’eau que j’ai trouvée.

A ce moment précis, vous lirez la survie dans mes yeux. Si vous savez lire.

Vous pouvez aller vous faire foutre, c’est une possibilité.



De la survie

Le bruit est forcément toujours le bruit d’un mouvement. S’il y a bruit, c’est qu’il y a mouvement, peu importe lequel, déploiement, croissance, vacillement, chute… On ne nomme pas ces corps immobiles qui absorbent ou renvoient le bruit. Les corps immobiles qui absorbent ou renvoient la lumière, on appelle ça image. Mais pour le bruit, ça n’a pas de nom, ce n’est ni désignable ni pensable.

On ne nomme pas non plus l’image des corps en mouvement, l’image de ces corps qui font du bruit. On ne distingue pas l’image de ces corps immobiles et silencieux et celle de ces corps bruyants et mobiles. C’est indifférent à la parole et à la pensée.

On ne nomme pas le bruit des corps immobiles et l’image des corps en mouvement. Et ce n’est pas que leur participation au bruit ou à l’image soit indifférente. On peut désigner à l’oreille un corps immobile, parce qu’il renvoie ou absorbe le bruit des corps en mouvement, on peut percevoir son volume et sa position assez précisément. Comme on peut désigner à l’œil l’image d’un corps dont le mouvement se distingue des corps immobiles.

La participation est telle qu’elle sauve une vie par exemple, quand une proie choisit de s’immobiliser pour échapper à la perception de son prédateur ou se fait repérer dans sa course ou quand elle se met à l’abri d’un corps immobile, parce que s’il arrête le bruit d’un autre corps, il en arrêtera peut-être aussi le mouvement, quitte à faire un autre bruit, celui d’un impact.  

  Il y a une combinaison de la perception qui nomme et pense le bruit des corps en mouvement et l’image des corps immobiles et qui s’indiffère de ce qui n’a pas de nom de la participation au bruit des corps immobiles et de celle à l’image des corps en mouvement, qui fait, donc, que, par exemple, on ne peut pas nommer et penser la survie.



Sans titre

Je ne dirais pas que… enfin je ne le dirais pas du tout, pas même pour dire que je ne le dirais pas. Pourtant, bien sûr, c’est tentant. J’aimerais au moins ne pas le taire tout à fait, ne pas le taire juste assez pour ne pas le dire vraiment, mais que ce soit dit. Que ce soit lancé et puis effacé. Je dirais : je ne dirais pas que… là je ne peux pas le dire, je vais dire autre chose, je vais dire que je ne le dirais pas, tiens… donc je dirais : je ne dirais pas que je ne le dirais pas. Maintenant si je dis que je ne dirais pas que je ne le dirais pas, je suppose que ça veut dire que d’une part je ne le dirais pas, même si je le dis quand même, je le dis pour ne pas le dire ou je ne le dis pas pour le dire, mais que d’autre part je ne dirais pas que je ne le dirais pas, je ne fais pas la promesse de ne pas le dire, je n’ai pas dit que je ne le dirais pas, et même je pourrais le dire finalement. Mais ce n’est pas je ne le dirais pas que je ne dirais pas de toute façon, je ne le dirais pas c’était un exemple de ce que je ne dirais pas, et ce que je ne dirais pas, je ne l’ai toujours pas dit.

 

 


Recette des chocolate chip cookies

Mettre beaucoup de beurre, pas trop non plus, à ramollir ou à fondre. Sortir du feu dès que ça commence à faire du bruit. Ajouter un bon tas de sucre. Mélanger. Ajouter un œuf. Mélanger encore. L’œuf sert de liant aux ingrédients et change la consistance du mélange, et un peu sa couleur. Mettre de la farine. Encore plus. Encore. Encore un peu. Pas trop. Mélanger. Jouer avec cette différence de textures entre les ingrédients qui s’épousent et s’absorbent. S’amuser. Mélanger jusqu’à ce que ça fatigue les muscles tellement ça les sollicite. Goûter. Le goût dominant sera le même après cuisson. Si on sent le goût du beurre, on le sentira de la même façon dans le cookie. Si on sent le goût du beurre, faire quelque chose ! On peut aussi aimer le sentir évidemment. Ajouter une quantité de sel supérieure à ce qu’on serait tenté de mettre, aller jusqu’à la surprise, contre son habitude, au point où on se dit que c’est trop. On peut ne pas mettre de sel du tout aussi. Mettre une touche secrète de miel. Prendre du chocolat, un couteau et casser avec la lame en éclats, pépites ou morceaux, appeler ça comme vous voulez. Il se peut que des éclats sautent tout autour, parfois même par terre. Mettre beaucoup de chocolat. Ou mettre autre chose, des noix par exemple. Mélanger la pâte. Cette fois jusqu’au moment avant la crampe dans les muscles. Disposer des tas de cette pâte sur une plaque. Regarder la couleur et la forme. Lécher la cuiller. Mettre dans un four assez chaud, pas trop. Laisser cuire. Surveiller la cuisson à l’odeur. Quand ça commence à dégager ses senteurs dans la pièce, regarder. Au moment où on se dit que ce n’est pas encore cuit, qu’il faut laisser encore la cuisson gagner le coeur, c’est déjà prêt. Plus ça cuit, plus ce sera sec. On peut aussi aimer les cookies croquants. Sortir du four. Sentir. On peut les manger tièdes ou froids. Comparer la différence de texture quand c’est tiède ou froid. Refaire la recette. Ne pas essayer de respecter les mêmes proportions, c’est peine perdue. Porter son attention sur les différences de textures, de couleurs et de goûts que ce changement de proportions entraîne. On ne peut pas dire si les uns sont meilleurs que les autres.



Parole

Ca ne ressemble à rien. C’est-à-dire ça n’atteint pas le seuil où l’on s’y retrouverait. Où on distinguerait précisément quelque chose qui se laisserait désigner et reconnaître. Je veux dire… ça ne connaît pas l’isolement.

Ce n’est pas pour autant que ça vaudrait la peine d’en parler. On parle quand on ne peut pas désigner. Mais les frontières que dessinerait une parole pour enceindre et circonscrire un point aléatoire par lequel à un moment ça aurait pu passer seraient purement artificielles. La parole ne fait pas exister les choses. Elle peut les avaler dans son système d’évaluation approximatif, mais il ne s’agit que de faits de parole, pas des choses dont elle parle.

Ce n’est pas seulement que l’opération d’isolement est artificielle, c’est sans doute qu’elle est impossible, que les choses se laissent si peu isoler, que la parole fabrique un isolement pour fabriquer un autre isolement, qu’elle isole par contraste et par comparaison, qu’elle fait cette chose folle de mettre en relation pour isoler. L’isolement ne va jamais seul, il y a toujours plusieurs isolements.

Il y a des choses qui ne se retrouvent jamais et une parole qui isole. Une parole qui isole pour s’y retrouver, elle-même. C’est-à-dire que la parole, ce qu’elle creuse dans ces opérations d’isolement, c’est sa propre solitude. Il se trouve que les choses renvoient les sons et que la parole tient de l’ordre du fait sonore. La parole s’isole en croyant isoler les choses.

Les faits de paroles sont des choses aussi dont la parole peut parler. De la même façon : en les enceignant, en les circonscrivant, en les évaluant par relation d’isolements. Que la parole s’échappe à elle-même, ça atteint forcément le seuil du délice.  

Il y a des choses, parmi lesquelles les faits de parole, qui ne se laissent pas isoler, dont les contours sont poreux et artificiels et une parole qui contourne les choses, s’isole en parlant d’elle-même et qui, en tant que chose, se résiste à elle-même, s’isole à ne pas se laisser isoler.

Des choses, une parole des choses, des choses de parole. Une parole qui a vocation à isoler les choses pour les saisir et qui ne parvient pas à se saisir d’elle-même en tant que chose, des choses qui n’atteignent jamais le seuil où l’on pourrait les saisir, qui ne savent pas émerger, qui ne connaissent pas l’isolement, qui courent et voisinent, n’abandonnent jamais que des exuvies à une parole qui n’est faite que de faits de parole, de duplications aléatoires et approximatives. La parole n’atteint pas les choses qu’elle vise, parce qu’elle se renvoie à elle-même. La parole crée le monde dont elle peut parler. Un monde d’isolement et un monde désolé.

Mais la parole n’est pas vouée à échouer pour autant. Un fait de parole, comme chose, n’est jamais isolé en un point où il aurait fini par échouer, il renvoie les sons, les évaluations et les paroles. Un mot ne ressemble à rien, n’atteint pas le seuil où la parole s’y retrouverait. Il ne sait pas émerger tout à fait. Ce n’est pas seulement que la parole s’isole, ni qu’elle ploie sous la démultiplication folle des isolements vouée à s’effondrer, c’est qu’elle n’atteint pas vraiment non plus le seuil où elle pourrait fonctionner à échouer, qu’elle ne pénètre pas le monde qu’elle invente, fait des peaux mortes des choses et des paroles qui n’en finissent pas de courir et de muer.

J’imagine qu’il est inutile de préciser que dans ce monde, que même ce qui l’invente ignore, il y a l’amour, qui ne fonctionne qu’à isoler par relations, qu’à relier par isolements. Mais l’amour, c’est un mot aussi, un fait de parole qui travaille.



Claude Pérès