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blanche

La revue n° 57 Notes de...

Notes de...

Tom Saja

Là où j’habite, tondre la pelouse est la religion. Celui qui ne tond pas trois fois par semaine ira brûler pour l’éternité en enfer. Je vous jure, c’est du sérieux ça. L’entretien de son jardinet, c’est devenu l’opium du peuple. Faut les voir, dès que le jour perfuse le ciel, s’adonner à leur passe-temps favori. Les portes de la remise s’ouvrent. Certains accompagnent même le labeur d’une petite bière matinale. Entre nous la meilleure. A jeun, elle peut vous faire voir dieu, même si la plupart du temps vous verrez pas un radis. C’est une paroisse peu silencieuse, les tondeurs de pelouse. Et les ouailles deviennent sacrément dures de la feuille, à force de passer leurs journées dans des bulles de boucan. Je les observe depuis ma fenêtre, réfractaire. Je les regarde regarder mon herbe qui chaque jour s’agrandit follement. Ils me jugent, depuis leurs pelouses parfaitement soignées, des brins déchiquetés éparpillés sur le visage. Qui est-ce renégat qui fait prospérer son chiendent ? Voyez comme son espace vert est anarchique. Blasphème. Qu’on l’emmène à un bucher d’herbe séchée pour le brûler, l’hérétique et son hérésie. Mais ils n’en font rien. Chaque jour qui passe ça leur tord le cœur mais ils n’en font rien. Ils finissent par en rêver je suppose, venir tondre toute ma pelouse. Ça doit leur donner de sacrées sueurs nocturnes découper toute cette luxuriante pilosité végétale. C’est que c’est plus dur à ratiboiser à partir d’une certaine hauteur. On sent la machine faiblir un instant, les pales de métal tournant vite vite vite ralentir soudainement, s’approcher de la coupure du contact pour finalement passer l’obstacle et vaincre l’ennemi. C’est un plaisir jouissif, cette menue résistance. kiff inconnu quand on tond plusieurs fois par semaine. Alors ils en cauchemardent des mottes de foin de ma pelouse. Ça leur rentre dans les naseaux toute cette mauvaise herbe libre. Je peux les entendre les soirs de grande chaleur quand tout le village dort les fenêtres ouvertes. Leurs ronflements font des bruits de machines. Ça sécatorise, ça ratisse, ça fauche, ça pourrait même balancer des moutons pour brouter le tout. Les moutons qu’ils comptent pour s’endormir tant cela les ronge.
Moi, je dors comme un bébé.