La
page
blanche

La revue n° 57 poètes de service

poètes de service

Denis Heudré

Denis Heudré est né en 1963 à Rennes. Face aux fréquentes réponses négatives des éditeurs, il a développé un syndrome de déception-renoncement-procrastination. Il a publié seulement quatre recueils : «Intitulé titre» aux éditions La Porte, «Une couverture noire» aux éditions du Net, «Bleu naufrage» aux éditions La Sirène étoilée et Sèmes semés chez Les Éditions Sauvages, prix Paul Quéré 2016.
Il diffuse certains de ses ouvrages en téléchargement dans son site internet. Souhaitant surtout partager, plutôt que chercher à tout prix un éditeur, il propose aux lecteurs de la revue La Page Blanche, de découvrir sa poésie inédite, dans la rubrique «Le Dépôt» du site internet de la revue.
Y sont également exposés plusieurs de ses dessins à l’encre.

Textes extraits des recueils
Épaules et jetées, Confins, Mécanique de la mélancolie, Récoltes de pluies en charretées de ciels

Extraits de
Épaules et jetées
(inédit)

ma ville se piétonne

se pistecyclabe

et se rond-pointe

ma ville se vélibise

et se couloirdebusse

ma ville s’enquêtepublique

et se planlocaldurbanise

ma ville se zonindustrialise

et s’habitasocialise

ma ville se grattecielise

s’espacevert

et se banpublique

ma ville s’antennerelaye

et se wifise

ma ville se technopolise

se communautédecommune

se métropolise

et se métropolitanne

ma ville se périphérise

et se frichurbanise

ma ville se publicite

tombée dans le panneau

elle se banlieuse

et se karchérise

ma ville se crottedepigeonne

ma ville s’égoïste

et se métroboulododort

ma ville se ghérasime

 

 

 

Extrait de
Variations autour d’une primevère qui préfèrerait s’effacer
(inédit)

A mes enfants : Quentin, Apolline, Héloïse
ainsi qu’à mon copain le chat Copain

une épaule pour défoncer les portes – pousser la porte quand les mains sont prises – une épaule pour poser sa tête – pour avoir la tête sûre – une épaule de veau mieux que la tête – une épaule pour se tatouer – et pour toi aussi – une épaule pour jouer des coudes dans la foule – une épaule pour le bras de fer – une épaule pour épauler – un ami plutôt qu’un fusil – une épaule pour épaulettes – barrées jusqu’aux épaules – une épaule non loin du col – une épaule voûtée – la voûte est une épaule –

et Paul il s’en fout

il est déménageur

 

 

Extrait de
Mécanique de la mélancolie
(inédit)

prend bien soin de tes semelles

il ne faudrait pas revenir

avec un pas égaré

 

les fossés ont des oreilles

 

et tu ne saurais

y échouer tes rêves

 

le jour boitille

appuyé sur son passé

 

des cheveux impertinents

sont venus l’incendier

 

et la mécanique de la mélancolie

s’est arrêtée

 

 

 

Extraits de
Confins
(inédit)

Aucun guide, aucun documentaire, juste à suivre le vol des nuages. Au bout, la mer cambrée dans son gris. La pluie je m’en charge. Le vent aussi. Les joues fouettées au rouge. Les doigts dans l’étau du froid. Et quand l’hiver passé, reviennent la lande et les ronces. Aller rencontrer les falaises aux oiseaux.

Le soir fait ricocher sa lumière sur la mer agitée. Je poserais bien ici un serment. Au centre de mon errance. Aux confins de la blessure. Quel souvenir fouiller pour retrouver un tel moment ? Quel ombre sonder pour faire briller cette lumière en nous ? Ecrire de cette encre pour écrire autrement. Et alors viendra l’invisible.

Chez nous, tout près du big bang. La presse angoissante. Je ne veux plus de la télé. Mais avec mes mots, tout près de la fenêtre, voir l’immensité. Et dans l’instant disparait l’amertume. Ici, plus d’horizon. Les constructions ont pris sa place. Il me reste à trouver des couleurs pour mes syllabes.

Fenêtre : jeu d’exploration. Voir plus loin. Très au large de toutes mes certitudes. Voir plus haut dans un ciel noir parfait. Plus profond dans des eaux limpides. S’amarrer au quai mythique de Bounty Bay puis monter là-haut au-dessus des falaises. Y voir le gouffre qui s’est creusé en moi.

Tout un monde sorti de la saison des pages blanches. Chaque jour m’obstiner à rendre ce paysage à la vie. Ici temps contraires à mesurer les vents. A épier les embellies dans le ciel. A profiter des chants clairs qui parsèment de leurs secrets la campagne autour. Il n’y a qu’ici, il n’y a que là-bas qui me soit aussi proche.

Le vent pousse mes mots plus loin que moi. La brise irradiante de ton langage[1] . Le faire cingler le poème. En contracter les chairs. Pour mieux sculpter L’espace du dedans[2] en ses lointains intérieurs[3]. La glace est un grimoire pour les générations du futur. Y inscrire comme lumière les pages noires du temps présent ?

[1] Paul Celan

[2] Henri Michaux

[3] Henri Michaux

 

 

 

Extraits de
récoltes de pluies en charretées de ciels
(inédit)

il pleut

sur le bleu

de Sully Prudhomme

 

devant l’église

un mendiant

secoue ses phrases

pour être présentable

 

tanguent ses mots

et dans sa main

un mur passe

 

*

 

s’engrisaillent

bois comme béton

tous égaux sous la pluie

 

et moi aussi

 

dans la rue

seul le sens interdit

reste vivant

 

*

 

en bout de gel

les terres boueuses

 

relâchement d’avant soc

des chairs flasques

 

ornières d’eau noire

on y laisserait le pas

 

le ciel à genou

un cheval y fouille sa mort

 

*

 

pluie bretonne

pluie poids plume

 

jamais tombée

mais posée

 

les gens simples

ne veulent pas déranger

 

*

 

il pleut des barreaux

l’orage a sorti

son trousseau de cris

 

pluie-panique

au bord des routes

un nuage

est tombé au fossé

 

*

 

nuages

étrange langage

 

que ces couleurs

sur la prairie

 

*

 

un dimanche à ciel ouvert

tout autour l’automne assorti

 

chacun sa pluie enfermée

le mourir plonge ses ongles noirs

 

chute du froid des feuilles

mortes entre crachin et solitude

 

le vent dégueule ses morts

dans les recoins

 

un homme arrache ses mauvaises herbes

perdu dans ses mauvaises pensées

 

*

 

temps voûté

froid inox

 

emmitouflés de pierres

et de certitudes

 

et si c’était nous

la grisaille ?

Denis Heudré