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blanche

La revue n° 56 La nouvelle éducation sentimentale

La nouvelle éducation sentimentale

VI

Il se souvient aujourd’hui-même que dans les lignes de la confession / déculpabilisation il a utilisé la formule “tiré comme par un aimant ” pour justifier le voyage à l’aéroport. C’était, en fait, la raison de l’article. À la maison, le texte semblait sérieux, responsable, il montrait la conscience coupable du geste. À l’école, il a placé l’aveu avec des mains incertaines dans le cadre sur le mur de la classe dédié aux contributions des élèves. L’enseignante, encore plus verte que d’habitude, un vert foncé bien macéré, essence du mal, n’a même pas vu sa tentative ou ne voulait rien voir, et quand son attention a été quand même attirée sur les feuilles, quand elle les a remarquées, elle les a arrachées simplement, sans même les regarder. C’était, sans doute, une attitude tout à fait non pédagogique - mais à ce moment-là de l’histoire il n’y avait pas de… pédagogie dans l’enseignement, et l’ordre du jour était, comme dans tout le pays communiste, la punition, les condamnations. Ils étaient coupables, mais ils étaient sur le point de regretter, de se corriger. Mais ça ne comptait pas. Coupables = condamnation. Il y a eu une erreur, sans doute, mais il y a eu aussi des regrets. Mais l’institutrice ne voulait que la répression de ce qui n’était pas dicté par les dirigeants. Il se sentait isolé dans une boule sans air et ne pouvait rien voir autour de lui. Le reste n’a plus d’importance. Il ne se souvient même pas de la fin de l’épisode. Ce qu’il a retenu de tous ces fragments de mémoire, cependant, c’est qu’en ces temps les regrets qui accompagnent une erreur reconnue n’avait aucune valeur. La représentation importante était la punition. Le spectacle du supplice. Pour les autres. Pour tous les autres… Comme les exécutions publiques d’autrefois.

*

Un narrateur. La milice était tout de suite perçue comme un épouvantail dans sa conscience, comme dans la conscience de tous les autres. Par contre, la securitate s’est insinuée, comme, d’ailleurs, elle fonctionnait… Le mot securitate était connecté dans le subconscient à tout ce qui aurait pu être gênant pour le pouvoir. Lentement, l’enfant devient adolescent et comprend également ce que signifie le pouvoir - ses représentations étaient, d’une part, des portraits abstraits, des chiffres sans réalité - de l’autre côté, des choses concrètes, qui ne signifiaient pas grand-chose de bon, les gens avec de petits postes, qui ne différaient pas trop du monde autour. Il avait vite compris que les marches du pouvoir s’effondraient de temps en temps. Ils avaient à la maison quelques livres avec, comme c’était la règle dans les années du début du communisme, des portraits sur les premières
pages - pour l’enfant il pouvait voir là seulement quelques hommes et une femme. Les chefs communistes. Il venait de s’y habituer quand quelque chose de bizarre arrivait. Si avant ses parents lui demandaient de ne pas griffonner ces pages du début du livre, comme il avait l’habitude, un autre jour ils venaient eux-mêmes déchirer les portraits. Plus tard, il s’est rendu compte que ce devaient être les portraits d’Ana Pauker et probablement de Vasile Luca - les dirigeants communistes detronés dans le temps du procès Slansky.

Il s’est vite rendu compte que beaucoup de choses ne pouvaient pas être discutées. Souvent, ils surprennent les parents interrompant leurs discussions lorsqu’ils se rendent compte que les enfants pourraient entendre quelque chose. Ils n’avaient pas à savoir, pour ne pas diffuser... Il n’a pas vraiment réalisé ce que cela pouvait être mais il sentait que c’était une réalité qu’ils voulaient cacher. Quand a-t-il entendu parler de Sécurité pour la première fois ? Difficile à dire. Beaucoup de mots mélangés dans des discussions autour. Même parmi ses collègues pouvait apparaître quelqu’un qui pourrait dénoncer l’équipe. Il ne savait pas grand-chose, il n’était pas trop intéressé. À ce moment-là, ils n’avaient pas de très grands besoins matériels - ils n’avaient pas d’ailleurs des grandes prétentions sur le niveau de vie. Ils faisaient partie de ce qu’on aurait pu appeler la couche moyenne de la société - bien qu’il n’y eût pas de classifications de cette sorte dans le communisme. Et personne ne voulait nuire à une situation si fragile. Il se souvenait du moment où son père avait acheté la radio - d’autres avaient de meilleurs récepteurs, achetés depuis longtemps, avant la guerre, certains fabriqués en Allemagne ou qui sait où - le nôtre avait été fabriqué par la coopérative Le Progrès. Pendant le championnat de foot, les voisins voulaient écouter les matchs. Mais vers le soir, dans la pénombre, quand on ne pouvait pas être entendu, seulement avec la lumière des ampoules du cadran de radio, son manteau sur les épaules, son père écoutait la Voix de l’Amérique ou Radio Londres. Il évitait soigneusement les témoins. Parfois il parlait quand même avec maman de ces informations interdites. C’était avant 1957… Peut-être 1956 - l’année de la révolte en Hongrie ? Parfois, je commençais à explorer le monde sur la balance radio en tournant lentement l’aiguille indicatrice des stations à gauche et à droite… On entendait une langue ou une autre, l’effet de la distance qui disparaît sur simple rotation d’un bouton était magique. Une variété et une richesse difficile à décrire répandue par la lumière diffuse et pauvre, couvrant une minuscule zone de la pièce laissée dans le noir. Quand la membrane du haut-parleur passa sur la langue russe mon père, qui par ailleurs n’y prêtait pas attention, frissonna et dit “sors-toi de là” et je compris qu’il ne voulait pas entendre cette langue. Une fois, je crois, je l’avais questionné sur ça. C’était une froide journée d’hiver, le bois crépitant dans le poêle répandait une dose d’intimité, je lui ai posé la question et il m’a répondu. Il m’a dit que depuis longtemps il ne voulait plus saisir les sons de cette langue, qu’il avait suffisamment entendue pendant « ses études à l’étranger ». Même avant mes 7 ans j’avais compris qu’ironiquement il appelait ses études à l’étranger les années de camp, à Oranke et dans des autres goulags de l’USSR. Il était revenu de là épuisé, faible comme un squelette (les quelques photos après son retour le faisaient vraiment ressembler à un squelette), le cœur malade et édenté, suite au scorbut dont les prisonniers souffraient. Malade du cœur, avec une hypertension dont il ne s’est débarrassé que par la mort, avec la prothèse dans un verre d’eau pendant la nuit… Ses ”études à l’étranger” l’avaient déformé, épuisé, et sur le chemin du retour il a probablement compris qu’il avait encore du travail à faire et il planifia le temps qui lui restait jusqu’à la fin… La fin n’a pas trop tardé, il est décédé avant d’avoir 61 ans, à la suite d’une embolie, pendant le sommeil, après être allé, par une journée très froide, à l’école où il était directeur, parce que c’était hiver, le chauffage ne fonctionnait pas correctement, et les élèves gelaient à l’internat. Il avait espéré vivre plus après ses années de goulag en USSR…

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Quand nous habitions encore dans la ville de montagne, donc avant mes 7 ans, nous nous sommes trouvés tous les deux dans l’une de notre deux pièces ; il faisait chaud dehors, il faisait beau, à travers la transparence des rayons puissants des points de poussière flottaient à peine perceptibles. C’était ma première discussion sur la vie et la mort, sur la façon dont les gens meurent plus tôt ou plus tard, et la question stupide de l’enfant était : combien aimerait-il vivre, encore combien d’années ? Et il a répondu : autant que possible… Bien sûr, je n’avais pas compris la dureté imbécile de ma question… La réponse je ne la comprenais pas alors, mais je l’ai très bien comprise plus tard, quand j’ai découvert l’immobilité des cadavres. Je ne me suis jamais habitué au fait que quelque chose qui était vivant, émouvant et avait un fil de l’univers dans sa structure pourrait devenir un corps inerte et sans vie. Les funérailles ont toujours causé une fracture anéantissante dans mon être rationnel.

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Dans la nouvelle ville, où il avait été téléporté en deuxième année, l’initiation a eu lieu rapidement. Les lois sociales s’apprennent progressivement, principalement par l’estropiation de l’alphabet en expansion de la pensée. Les interdictions sont les premières à être imposées - il se souvient des fragments de cette initiation. Il marchait dans la rue avec ses parents, son frère et sa sœur. Ou était-il seul avec ses parents ? C’était la route principale, sur laquelle était placé l’un des deux cinémas de la ville. Il ne connaissait toujours pas les endroits vraiment tristes, vraiment cachés dans le noir de la terre.

Constantin Pricop

Extrait de NOUA EDUCAȚIA SENTIMENTALĂ - Editura ALFA
Traduction par l’auteur