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La revue n° 56 Séquences

Séquences

Nina Cabanau

Née en 1990, Nina Cabanau est diplômée de l’INALCO (bengali, hindi) et de l’ISIT (traduction). Amoureuse des langues, elle cherche à partager sa passion pour les idiomes invisibilisés dans sa poésie. Elle traduit par ailleurs des œuvres poétiques (Amartya Bhattacharyya, Sukanta Bhattacharyya, Kazi Nazrul Islam...) du bengali au français.

MUSIQUE TADJIKE

Voyageur, réveille-toi, la route de Pamir se déroule comme un rouet de feu

Les yourtes font des taches de rousseur au soleil
Et le rose matinal de Mazar-é-Sharif est un ézafé entre la nuit et le jour ;
Sur ces étendues d’herbe fuligineuses, fumons le parfum des violettes hantées par le vent Voyageur, monte dans mon 4×4 allume la radio ; les aigles soufflent sur le moteur

La vallée de Wakhan est toute proche, l’Afghanistan et ses mirages d’argent brûlé nous attendent. Des troupeaux paissent près de nos corps rigidifiés par les visions de splendeur

Le chemin de cobalt de la route de Pamir fête son Dieu — la langue Tadjike
Elle accompagne les volutes alphasyllabiques forgées dans les rivières, des accents persans

Un ghazal s’envole jusqu’aux nuages, nous nous retenons de courir
Au son du daf (tambour), nos oreilles bourdonnent de miel sauvage
Le dafsaz (chant a capella exécuté par un chœur d’hommes) attend patiemment son tour sur les rives nuageuses de cette ville
Les luths de Kulyab font dévier la tempête, et la jettent sur Dieu

Notre falak (destin) accompagne l’humidité cristalline des yeux sombres du défunt
Il y a quelques temps une loi a été votée ; celui qui crie devant le cercueil sera jugé
Les rites funéraires se tiennent dans un théâtre de marionnettes de porcelaine,
Viens ! Cent mètres plus loin, ce sont les fastes d’un mariage que la musique inonde

Les sozanda (musiciennes) sont venues célébrer l’union des couleurs de deux âmes
Restons cachés dans l’océan des sons, la nuit nous fait un tapis chatoyant de syllabes tape-à-l’œil
La musique attend de nous surprendre comme un incendie sonore
Dans les rives ombrageuses de cette ville.

Voyageur, réveille-toi, la route de Pamir se déroule comme un rouet de feu

OKINAWA

[S’il en est fait un mauvais usage, alors il n’est pas d’art plus nuisible et malfaisant que le karaté. »] (Gishin Funakoshi)

Il est assis devant la balustrade

Le cuir noir de son fauteuil chauffe

Son café froid décolle de la tasse

 

« Tu écris de la poésie », me dit-il

Et son sourire tremble.

 

L’aéroport de Naha

M’a déposé un vendredi

Une femme voilée en blanc,

Lui donne une tape sur le crâne

 

Je lui tends un morceau de gâteau

Il me reproche d’être venu si tôt

Puis il agrippe mon poignet blanc

J’ai un mouvement de frayeur

 

« On me reproche d’être vivant

Toi qui écris pour les jeunes gens

A mon âge, être galant ?

Tu mystifies les hommes qui se lamentent

Mais à mon âge les larmes sèchent vite

 

Devant la ville qui s’étale

Dans une moiteur immobile

J’ai écouté le vieil homme sourire

 

« Je viens d’Okinawa

Uchinaa – la langue d’ici

N’abritait déjà que trois voyelles

J’ai étudié auprès d’Azato Anko,

L’art technique de la main vide*

(*le karate-jutsu)

 

L’Okinawa Martial Arts Society

M’a fait une place à sa buvette »

 

L’infirmière apporte un plateau

Elle n’a pas écouté mes prières

Elle est repartie sans un mot

Le soir glisse sur la terrasse

Comme la promesse de mon retour

J’esquisse une larme craintive.

 

« J’avais un fils spirituel

Il s’appelait Gima, pour lui, pour toi

J’ai écrit la première Bible

Perché sur le toit éternel

Du temple de Kamakakura,

 

Là j’ai observé le soir couler

Comme du miel de mes yeux brûlés

Par l’angoisse de la mort

Mais les moines m’ont encouragé

Et j’ai pleuré de longues nuits

 

La pluie tombe sur la terrasse de l’hôpital

Le souffle de mon grand-père est voilé

Il regarde les pins ployer sous le vent

Et desserre son poignet du mien

 

« C’est moi qui ai changé les caractères

Du mot KARATE

Prenant Dieu et la nation à partie

J’ai pris les caractères chinois

Qui me plaisaient j’ai enseveli

Nos corps athlétiques sous la neige

La couverture glacée de l’éthique

 

Au dojo du Shotokan*

(*Shoto signifie « vague de pin »)

La vague de pin souffre en silence

J’ai calligraphié le soleil dense

L’océan émettait un son ardent

 

Il ne veut rien manger

Trois saucisses de la purée

Et à côté de l’assiette en carton

Une cuillère et un yaourt blanc

 

Les raids aériens des années quarante

Ont rasé mon entreprise patiente

J’ai battu des jeunes gens ivres de gloires

Qui s’enivraient de leur art

 

Nous buvions la liqueur d’awamori

Et les prunes au sang pourri

Déglutissaient à flot de nos verres

Les restaurants ouvraient leur arrière-salle à mes amis

 

Dans les châteaux en ruine de l’archipel

Dans la forêt de Yanbaru, jusqu’au ciel

A nos côtés les pêcheurs jetaient leur filet

Sur nos rêves de pureté – Que reste-t-il mon fils de ce passé ? —-

 

« Le monorail fend l’air putride,

j’ai répondu,

1500 volts 19 stations

Je suis venu avec un vent aride

Des algues et des crevettes

Il ne reste plus que le nom

 

Les mangoustes de Java

Ont pris le goût du saké froid

Elles tuent les vipères nocturne

Les policiers matraquent de leur tonfa*

(*manche de meule à l’origine, utilisé dans les arts martiaux ou par la police)

Les ivrognes qui hier utilisaient l’eku*

(*rame de barque, utilisée aussi comme arme)

Pour gagner leur existence

En chantant le retour de la lune

 

La raffinerie de pétrole

Agite ses volutes de fumée

Sur le ciel blanc de notre île

Et de tes cercles d’initiés

Il ne subsiste de la rareté

Que l’idéalisme et l’idée

 

Il m’a regardé impatient

Cela faisait trop longtemps

Qu’il n’avait reçu un de ses enfants

J’ai continué, la lune chutait

Derrière une colline lissée par le vent

 

« Grand-père, les grenouilles jouent aux golf

L’héliport accueille des oiseaux rouges

Les araignées hébergent les voyageurs

Oui, le monde a bien changé

Il finit avec ton karaté ».

 

Il m’a répondu d’une voix traînante

Comme le sable sur une peau brûlée par le sel

Non, le karaté commence et meurt

Avec le respect de l’adversaire

Notre art s’attise comme une flamme

Aux coups de vents de la réalité

 

Alors il a levé sur l’infirmière deux yeux

Pareils à deux gouffres vertigineux

Elle lui a pris son pouls d’une main lasse

Il lui a souri avec tendresse

Nina Cabanau