La
page
blanche

La revue n° 56 poètes du monde

poètes du monde

 

L’homme qui penche se penche pour écrire, pour retenir, peut-être, ce qui était plus penché que lui. Il y a les bruits, que fait quelqu’un dans mon oreille. Et quelque chose qu’on a laissé tomber.

Thierry Metz
L’homme qui penche - Éditions Unes

 

 

Il est risqué de garder tel quel ce qui est mal écrit. Un mot jeté au hasard sur le papier peut détruire l’univers. Fais attention et corrige ton texte tant qu’il t’appartient encore, me dis-je souvent, car tout ce que tu as écrit, une fois que tu l’auras livré, creusera son chemin dans des milliers d’esprits, le bon grain noircira, au risque de ronger, d’embraser, de raser toutes les bibliothèques.

Une seule solution : écris sans t’en soucier - seul ce qui est nouveau survivra.

William Carlos Williams
Paterson, livre III – Ed. José Corti

 

 

18 juin - L’absence va durer. Sortir la terre est la première chose. L’évacuer. Mes gestes n’en désignent pas plus. Ne désignent que la terre. Et plus haut l’habitable. Ce qu’indique le manoeuvre est inscrit dans ce qu’il montre. Besognes, dit-on. Sale boulot. Sans doute mais ici, dans l’à-peu-près, nous avons plus à faire avec les outils qu’on nous donne qu’avec les mots qu’on nous impose

Thierry Metz
Journal d’un manœuvre - Folio

 

 

Vêtu d’une vareuse en toile à rayures blanches et noires dont le col pavillonne au-dessus de sa chevelure ourlée de soleil, les mollets dans la flaque où vibrent les crevettes, le sel du large lui soufflant sa poudre au visage qu’il pigmente et rosit comme un brugnon.

Sur la déchirure du couchant, par-delà les brise-lames battues d’écume, les nuages, le glorieux feu de leur duvet.

Louis-René Des Forêts
Ostinato - L’Imaginaire Gallimard

 

 

SOIR

Noir jaune devant moi dans la neige luit un chemin qui se perd sous les arbres. C’est le soir, et sourd est l’air imbibé de couleurs. Les arbres sous lesquels je marche ont des branches comme des mains d’enfants ; elles implorent sans fin, si douces que je suspends mon pas. Jardins et haies au loin brûlent dans un obscur fouillis, et le ciel embrasé voit, figé de peur, les mains d’enfants qui supplient.

Robert Walser
Au bureau
poèmes de 1909- Éditions Zoé

 

 

Il y a une heure de ça, dans le jardin de derrière chez moi, s’est produite la plus petite tempête de neige jamais recensée. Elle a dû faire dans les deux flocons. Moi, j’ai attendu qu’il en tombe d’autres mais ça n’a pas été plus loin. Deux flocons : voilà tout ce qu’a été ma tempête.

Ils sont tombés du ciel avec tout le poignant dérisoire d’un film de Laurel et Hardy : même qu’à y songer, ils leur ressemblaient bien. Que tout s’est passé comme si nos deux compères s’étaient transformés en flocons de neige pour jouer à la plus petite tempête de neige jamais recensée dans l’histoire du monde.

Avec leur tarte à la crème sur la gueule, mes deux flocons ont paru mettre un temps fou à tomber du ciel. Ils ont fait des efforts désespérément comiques pour tenter de garder leur dignité dans un monde qui voulait la leur enlever parce que lui, ce monde, il avait l’habitude de tempêtes beaucoup plus vastes – genre soixante centimètres par terre et plus -, et que deux flocons, y a de quoi froncer le sourcil.

Et puis ils ont fait un joli atterrissage : sur des restes de tempêtes précédentes – cet hiver, nous en avons déjà eu une douzaine. Et après ça, il y a eu un moment d’attente – dont j’ai profité pour lever les yeux au ciel, histoire de voir si ça allait continuer. Avant d’enfin comprendre que mes deux flocons, c’était côté tempête aussi complet qu’un Laurel et Hardy.

Alors je suis sorti et j’ai essayé de les retrouver : le courage qu’ils avaient mis à rester eux-mêmes en dépit de tout, j’admirais. Et tout en les cherchant, je m’inventais des manières de les installer dans le congélateur : afin qu’ils se sentent bien ; qu’on puisse leur accorder toute l’attention, toute l’admiration, qu’on puisse leur donner les accolades qu’ils mettaient tant de grâce à mériter.

Sauf que vous, vous avez déjà essayer de retrouver deux flocons dans un paysage d’hiver que la neige recouvre depuis des mois ?

Je me suis propulsé dans la direction de leur point de chute. Et voilà : moi, j’étais là, à chercher deux flocons de neige dans un univers où il y en avait des milliards. Sans parler de la crainte de leur marcher dessus : ça n’aurait pas été une bonne idée.

J’ai mis assez peu de temps avant de comprendre tout ce que ma tentative avait de désespéré. De constater que la plus petite tempête de neige jamais recensée était perdue à jamais. Qu’il n’y avait aucun moyen de la distinguer de tout le reste.

Il me plaît néanmoins de songer qu’unique en son genre, le courage de cette tempête à deux flocons survit, Dieu sait comment, dans un monde où semblable qualité n’est pas toujours appréciée.

Je suis rentré à la maison. Derrière moi, j’ai laissé Laurel et Hardy, se perdre dans la neige.»

Richard Brautigan
Tokyo-Montana Express - Christian Bourgeois Éditeur
Traduction de Robert Pépin

 

 

Sa tête s’abritait craintivement sous l’abat-jour de la lampe. Il est vert et ses yeux sont rouges. Il y a un musicien qui ne bouge pas. Il dort; ses mains coupées jouent du violon pour lui faire oublier sa misère.

Un escalier qui ne conduit nulle part grimpe autour de la maison. Il n’y a, d’ailleurs, ni portes ni fenêtres. On voit sur le toit s’agiter des ombres qui se précipitent dans le vide.

Elles tombent une à une et ne se tuent pas. Vite par l’escalier elles remontent et recommencent, éternellement charmées par le musicien qui joue toujours du violon avec ses mains qui ne l’écoutent pas.

Pierre Reverdy

 

 

COCKTAIL PARTIE

Une jeune femme contre le ventre de laquelle jamais ne me suis endormi contrairement à d’autres.

Aujourd’hui rencontrée lors d’un cocktail. Nullement ivre sinon d’amour, dédaigneuse envers tous.

Nos regards se croisèrent, nos yeux à l’écoute de ce qui pouvait être dit. Souffle coupé, aveugles à tout le reste.

William Carlos Williams
Asphodèle suivi de Tableaux d’après Bruegel
Trad. Alain Pailler – Éditions Points

 

 

CHUNG, MON VIEUX

Chung, mon vieux, ‘tention ma ville, n’abats pas mes saules. Les arbres ce n’est rien mais que dira mon père, ma mère ! Sois gentil, Chung, c’est affreux. Chung, mon vieux, saute pas mon mur, n’effeuille pas mes branches de mûriers. Les branches ce n’est rien mais mes frères feront un foin ! Sois gentil, Chung, c’est affreux. Chung, mon vieux, c’est mon mur de jardin, descends pas l’arbre du bois pour ressemeler. L’arbre ce n’est rien, mais tout ce que j’entendrai ! Sois gentil, Chung, c’est affreux.

Ezra Pound
(The Confucian Odes)
Trad. Serge Fauchereau
Lecture de la poésie américaine - Les éditions de Minuit