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La revue n° 52 Fragment

Fragment

La nouvelle éducation sentimentale (II)

INTERVENTION de L. : Le motif principal doit être, en fin de compte, autre. Il avait besoin d’un chemin d’accès – il faudrait évaluer, apprécier. Et où trouver les termes de comparaison? Il n’avait pas le choix. La société dans laquelle il avait vécu lui avait imposé son option – elle lui offrait quelques modèles. Tout limitatif, restrictif – mais en fin de compte dans les années où il ouvrit les yeux sur la comédie sociale (socialiste, d’abord, ensuite… démocratique…) on avait, tant bien que mal, quelques possibilités de choix. L’attitude courante était la soumission. Tu pouvais renoncer à tes propres idées, supprimer le besoin de t’exprimer toi même, de te montrer comme tu était, d’exister comme individu avec l’espoir qu’on te laisse tranquille, que tu pourrais ”ronronner en paix au fil de ta vie”, comme on dit, le fil qui t’avait été donné. Dans les meilleures situations, si la personne résignée trouvait un job acceptable, si elle n’entrait pas en concurrence avec trop de monde pour le coin médiocre auquel elle aspirait, donc, si elle n’entrait pas en conflit, si le destin ne la mettait pas en face de situations inhabituelles – le plan pouvait être accompli. Il n’avait pas vu beaucoup de cas de ce genre. Ceux qui n’avaient pas d’ambitions échouaient simplement dans des positions sous-médiocres. L’agressivité des médiocres placés plus hauts sur l’échelle sociale les écrasait, les plaçait dans des positions humiliantes et à la fin on pouvait facilement constater qu’ils se trouvaient dans une position pire que celle escomptée – s’ils avaient fait vraiment un projet avant… Les ambitieux n’étaient pas résignés à une telle isolation volontaire, ils ont toujours avancé, ils ont toujours fait des compromis et, en fin de compte, ils sont entrés dans une autre catégorie, la catégorie dont fait partie la majorité, la catégorie de ceux qui collaborent. On pouvait trouver une variété de formes. Elles se présentaient dans plusieurs états d’agrégation mais, à la fin, tout était réduit à la même chose.

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Journal. Matin. Très tôt. Sensation bizarre et désagréable. Le monde est gonflé et gluant. Les pensées descendent sans distinction – mais je ne peux pas attribuer ça à une mauvaise fonction de mon cœur. Je ne sais pas si c’est une cause organique ou la conséquence d’un mauvais rêve, d’un cauchemar – que, habituellement, j’oublie quand je me réveille. Pas une seule fois je n’ai vécu la sensation que quelque chose s’était passé, que j’avais vécu des aventures formidables – je ne me souviens de rien du rêve. Seulement persiste la sensation d’urgence. D’autrefois j’arrive à quelque séquence égarée qui s’insère dans la chaîne logique, en l’absorbant. En la poussant vers un tout autre sens, sans aucune liaison avec ce que je fais dans le moment. Le fragment a pris contour, mais je ne pourrais me rendre compte d’où il provenait, de quelle situation, de quel temps… Le cerveau reptilien travaille, émet des signaux. Je les accepte tels quels. Il faut faire quelque chose, m’accrocher, partir dans une direction quelconque. Pour le moment, j’ai mis en ordre les pages couvertes de mon écriture qui se trouvaient sur la table. Je suis sorti dans les rues désertes. Des pellicules sur des pellicules d’ectoplasmes, de ceux qui sont passé par les rues maintenant désertes, dans les siècles d’existence de la ville, maintenant des silhouettes translucides, des vagues qui sortent du passé, et se fondent dans le présent...

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Ils se sont convaincus que la solution la plus mauvaise était de tenir compte de ce qui était interdit, de ”ce qui se fait et ne se fait pas”, en général des restrictions imposées par les autres. Il vivait une obsession, une image revenait dans le sommeil et dans l’état de lucidité… Il a essayé de la fixer par écrit, a essayé d’éclaircir ce qui lui est passé par le cerveau tant de fois, et il est resté là pour un certain temps, en se dégageant, pour un moment, en le soumissionnant de nouveau, dans d›autres moments… L’image était simple, elle se coagulait dans certaines lignes. Un champ immense, un sorte de mer qui avait des limites imperceptibles – mais était quand même une plaine, des montagnes très loin dont on ne pouvait pas savoir si elles étaient très hautes, placées sur l’horizon, ou seulement des collines avec des pentes raides. Une plaine vaste et sèche, dans la plus grande partie de sable, avec des îles de sol d›argile, presque démunie d›herbes, de mauvaises herbes, quelques mèches de végétation de désert, âpres, groupées dans des touffes identifiables à grande distance, camouflées sous la poussière… Dans cette terre, quelque part, très loin, presque indistincte si on n’a pas le regard très concentré, on peut apercevoir, verticalement, une silhouette humaine. Si on regarde plus de temps, avec attention, on peut s’apercevoir que cette silhouette se déplace. Le mouvement est imperceptible, mais on peut l’identifier. Le final de la scène le déplaçait quelque part très haut, au dessus de ce champ, dans un mouvement de travelling qui approchait vertigineusement ce passant de très loin. Le déplacement permettait de scruter les détails de ses habits, ses chaussures solides, la ceinture en cuir, les boucles flambant dans le soleil éblouissant et, en toute fin, l’image de son visage. Plutôt ce qui tient place de visage. À ce point la surprise l’arrête chaque fois. Même s’il sait déjà qu’à la place du visage il verra une surface lisse, de peau tendue, sans relief. Une sorte de poire ou une sorte de sphère de peau sans protubérances. Le randonneur était comme un des ce masques de théâtre sans nez, sans lèvres, sans pommettes, sans front… Une surface bien laquée. Seulement un contour.

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Vers le soir. Une société malade. D’une part les choses n’était pas très compliquées et nous avons découvert depuis l’enfance les rapports de domination et subordination. Sans nuances. Blanc et noir. On n’avait pas beaucoup de variantes. Celui qui détient le pouvoir et celui qui supporte les effets. Des effets bénéfiques et des effets contraignants. C’est pas comme ça que fonctionne toute la société? Autrement on ne connaît pas, on n’avait pas à en connaître, celui-là était le modèle. Le seul modèle. Ceux qui connaissent le communisme de loin ont des appréhensions en ce qui concerne la vie de tels pays. Car c’est difficile de reconstruire les conditions, de comprendre le manque de choix – toutes les interventions ”de dehors” dont le socialisme… ne tient pas compte. Si on se portait mal, c’était comme si on pouvait se porter bien mais qu’on n’avait pas voulu le faire. Presque personne n’avait la capacité d’imaginer qu’exactement la possibilité de choisir n’existait pas. Or, pour ceux d’ici, ce qui était ”de dehors” n’était que le produit de l’imagination. Pas de la connaissance. On n’avait pas, pratiquement, de quoi connaître ce qui se trouvait au dehors. Ou seulement très superficiellement… Ce qu’on connaissait très bien était l’existence d’un ”au dehors”. Ceux qui ont bien compris ces circonstances – pourquoi le mot ”au dehors” était si fréquemment employé dans ces temps -là – ont vaincu le communisme.

Quelque part, au dessus de la ville, un ectoplasme massif s’était fixé ; il couvrait complètement l’horizon…

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Autre jour. Quelques fois apparaissent, alimentés par le stress des contraintes, des troubles de la personnalité. Des essais de la tenir sous contrôle, d’avoir en permanence la situation en main. Il faisait semblant, et comme l’horizon s’élargissait, soudain, devenait incapable de se situer quelque part, dans l’espace sans limites. Dans d’autres moments, l’horizon se serre dramatiquement, suffoque, restreint la liberté de mouvements. Ça avivait une sensation de claustrophobie. On ne pouvait pas se mouvoir, on était serré par les choses qu’on avait autour, on était bâti vivant dans un mur, comme si la terre ou le ciment s’était endurcis autour de son corps. Le sentiment d’impuissance contre l’institution, contre le manque de tout critère, de toute force sans aucune raison , contre la grosse crasse qui couvre les injustices de l’appareil contre les humains, laisse place à un épais silence. Une sensation.

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Les ombres diffuses se mélangent dans le noir. Il frissonne, il sent le froid en plein été.

Il répète dans sa tête ce qu’il notera sur le papier.

Carnet. Pas d’espérance. La forme d’organisation sociale a changé, on dirait que notre univers en est un différent. La dictature a échoué, les cris de la liberté ont été entendus jusqu’au ciel – propulsés par les cris des moribonds. Pour un moment, la lourdeur colossale d’un système qui ne permettait rien, qui te donnait seulement le droit de respirer, a disparu. La démocratie est arrivée. Mais la sensation d’apaisement est revenue rapidement – un autre système social (quel système?) mais un sentiment semblable, alimenté par le grand numéro des obstacles. Pour réussir il faut te solidariser avec les autres et faire comme ils font… Il ne faut pas sortir des rangs. Tout ce qu’on peut réaliser dans ce pays c’est par complicité. L’esprit grégaire, comme disait le philosophe Constantin Rădulescu-Motru. Seul, comme individu, tu n’as pas de chance. Toutes les valeurs – honnêteté, travail honnête, talent ne sont que des paroles en l’air, jetées par ceux qui gagnent. Et pour les gagnants ces mots n’existent pas. Sans ”cotisation” à l’indistincte foulée, au troupeau, rien ne peut exister… Partout c’est la même chose. Mais quelque part il faudrait qu’existe l’individu, qui est lui même un univers entier, pas un élément quelconque, changeable, dans l’humanité. N’importe quelle haleine a celui qu’il faut accepter à côté, n’importe la grossièreté de ses manières, n’importe la saleté de ses habitudes, ici ne gagne que celui des coteries. Avec les uns ou les autres. Une mafia avant ; une autre aujourd’hui (voix off : dans ce pays c’est toujours la même chose : les gens normaux, responsables, éthiques, talentueux, etc. sont tenus sous l’eau, les autres, les merdes montent à la surface…, ils ont le pouvoir…) . Avec un empressement immense d’énergie gaspillée sans aucun sens, avec des résultats ridicules – seulement parce qu’on ne peut pas sortir de ce cercle parfaitement clos… On a encore ceux qui animent la foule, qui savent comment la mettre en mouvement, ceux qui établissent les critères : sommes d’argent, des atouts inimaginables pour l’homme sans privilèges, inconnus pour l’ensemble de la société, isolée de la lumière du jour, en sueurs dans ses souterrains puants. On dirait que ceux-ci sont avantagés, qu’ils tirent les ficelles, qu’ils sont au dessus de la mêlée… Simple illusion. Les manipulateurs, comme ceux qui sont poussés en avant en face des foules n’existent pas sans les foules qui sont trompées, qui sont escroquées, qui sont méprisées. Qui sont tenues dans une misère parlant non seulement de l’ignorance de la foule, mais aussi du manque de moralité de leurs chefs. En fin de compte, on se trouve dans le circuit de la… misère, comme tu dis, ou hors de ce circuit…

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Un narrateur. Les années de l’école se sont passées sans grands évènements. Pour lui ça a été une mauvaise, hésitante période. Avec un physique sans grande tenue, avec des engagements sportifs inconséquents – des étapes d’engagement extraordinaires, d’autres de léthargie prolongée. Adolescence difficile, transformée, quand cette partie de l’existence devient consciente, en une longue et obscure méditation. Brusquement trop haut de taille, il est devenu le plus haut de la classe et, comme si cette taille bien plus grande que ses camarades était une honte, il avait adopté une allure voûtée, qui lui donnait l’illusion d’une descente des hauteurs, qui le menait à une apparence moins différente des autres. Il avançait comme s’il voulait entrer un peu dans la terre. Il cherchait à se situer dans un second plan – pas parce qu’il aimait la position de personnage effacé, tout au contraire, mais il se sentait bien dans l’ombre, il aimait s’impliquer dans des choses importantes, mais pas directement, par des actions évidentes, seulement par ceux qu’il poussait en avant, qu’il avait le plaisir de manipuler. C’est dans ce moment qu’il est devenu conscient de cette caractéristique, pas facilement identifiable ni facile à mettre en évidence dans ce moment-là, mais non moins réelle. Il avait élaboré une ”interface” – difficile à mettre en évidence, difficile à conserver, parce que ses partenaires était dans une mesure égale influencés, instables. Etc. C’est probablement le motif de son admission dans cette… avant-garde de ceux de son âge, formée par des fils de personnages importants de leur minable ville provinciale. Dès le commencement il a été collègue et ami du fils de l’homme politique le plus fort de la région, avec des fils de praticiens locaux célébrés, avec des fils d’autres chefs, mais aussi avec quelques jeunes gens aux mérites propres, qui se sont imposés. Des camarades qui entretiennent, sans s’en rendre compte, une atmosphère spéciale, inabordable pour les autres, qui n’avaient pas accès à eux.

Constantin Pricop

Extrait de NOUA EDUCAȚIA SENTIMENTALĂ - Editura ALFA
Traduction par l’auteur