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blanche

La revue n° 52 poètes de service

poètes de service

Antoine Janot

Les artistes sont des pervers. En créant, ils pervertissent la réalité, ils la rendent triste et honteuse d’être aussi banale, ils la rendent mauvaise à nos yeux, pour nous faire comprendre qu’elle pourrait être plus belle.

J’aime les textes en minuscules, ceux qui trouvent leur force dans des détails et dans l’anodin, voire le familier ou le vulgaire. Les grandes phrases et les grandes expressions m’effraient plus qu’elles me touchent, sans doute parce que je me sens plus proche d’une sorte de «poésie de rue», plus simple et plus accessible.

Antoine Janot

HISTOIRES COURTES
Extraits

Dieu dans un miroir

Les chrétiens sont les plus narcissiques, ce sont les seuls dont le dieu unique est à l’image de l’homme. Ici nul dieu aux traits d’éléphant, de singe ou de dragon : Jésus a ma peau et ma taille, mes yeux et ma voix. Les chrétiens croient ce qu’ils voient, par conséquent ils croient en eux.

Si tu es musulman ou juif, ton dieu ne ressemble à rien. Tu n’as aucune matière sur laquelle poser tes prières : Dieu est à l’image de l’inconnu. Musulmans et juifs croient en ce qu’ils ne voient pas, par conséquent ils croient en l’imagination.

Réveil bolchévique

Une route donc du goudron

Du goudron donc un pont

Un pont donc un bout

Elle s’étale d’un bout à l’autre de l’horizon

 

La carcasse

Brille

Brille

Brille

Les veines nues

L’acier prêt à éclater

Une ville de tuyaux

Morts par milliers

Par millions grouillent sur les machines

Étouffent et serrent aussi fort

Qu’une liane par milliers

Par millions qui se ruent

Qui courent le métal

Qui tissent une ville morte

Un squelette aux cheminées fumantes, puantes,

Traînée sale tellement elle est grosse

L’usine crache et racle ce qui lui reste dans les veines

Racle

Elle respire encore

Immense

Un peu

Agonise

Grise

Le comédien

Il jouait des sentiments sur scène

Mais ses sentiments à lui

Personne ne les connaissait

Pas même lui

 

Il prenait des cours d’émotions,

Ça lui coûtait cher.

À la fin, il aura même un diplôme,

Lui avait-on promis.

Il y croyait et travaillait dur

Espérant qu’un jour

Il en vivrait, des vraies.

 

Bon élève,

Il avait appris par coeur

L’amour, la haine et même la peur

Chez Shakespeare, Racine et tout un tas d’auteurs.

Bon élève,

Il observait le dehors comme on irait au zoo.

Les gens et leurs attitudes.

Les gens et leurs habitudes.

Il excellait dans cette science

L’esprit si vif qu’à peine effleuré

Le voilà déjà parti.

 

Bien sûr,

Il avait compris qu’il n’y avait pas meilleure arme

Contre le monde et contre lui-même

Que le silence.

Cet homme de sang-froid étouffait

Sa spontanéité

Qu’il craignait et qu’il avait appris à dompter.

Pourtant pudique à l’excès,

Il redoutait l’excès comme on redouterait de tomber.

 

Il jouait des sentiments sur scène

Mais ses sentiments à lui avaient le trac.

Tous se cachaient derrière un visage parfait,

Une élégance belle de simplicité,

Tous se cachaient dans cette âme sauvage,

Brute et magnifique,

De ce genre d’âme que l’on sait si rare

Que l’on ne pensait pas qu’elle existait

Ailleurs que dans les pièces de théâtre.

La soif

Aux pieds, du goudron

À la main, du café

Je fume

Je marche

Une dame m’arrête, la ride distinguée

Vous auriez du café ?

J’acquiesce de surprise

Vous pourriez m’en verser un petit peu dans mon gobelet ?

Un gobelet en blanc et en plastique

Que je remplis jusqu’au demi-vide

Je m’assois.

Dans son autre main,

Un paquet de vous pensez que je peux fumer une cigarette ?

Elle attend ma réponse

Toute la rue attend ma réponse

Oui bien sûr je pense

Elle s’assoit et fuma comme je n’avais jamais vu ça

Qu’on dirait qu’entre deux bouffées de tabac

Elle ne respirait pas

Elle fumait comme on téterait une mère

Qu’elle appelait maman et dont elle me parla souvent

Si assoiffée qu’elle avait arraché le filtre

Qui traînait comme un téton par terre

Je peux fumer une autre cigarette ?

Elle attend ma réponse

Toute la rue attend ma réponse

Oui bien sûr je pense

D’accord, je vais fumer

Alors elle partit

Le goudron aux pieds

La main au café

Nuage sur pilotis

Assis, les bras croisés sur la table

Le fixant avec ses petits yeux durs et secs

Ne clignant jamais ses paupières grises

Son front inquiet et plissé par les rides

Il était assis face à son fils

Il était une statue triste sur laquelle la lumière tremblait de joie

De voir les ombres jouer avec les feuilles des arbres d’à côté

 

Le fils parlait, le père ne disait rien

Pas même un frémissement de lèvres

Son fils s’arrêta,

Sans doute fatigué que ses mots n’aient nulle part où aller.

Son fils regarda ailleurs

Peut-être son père était-il là, dans l’ailleurs

Car cela faisait déjà depuis longtemps maintenant

Que son oeil ne battait plus.

Les morts-vivants

T’as la bouche en sang

Mais ce n’est pas du sang,

C’est un mélange de tabac, de calcium et de poudre

Qu’ils mâchent et qu’ils crachent à longueur de temps.

Une pâte d’un rouge si vif et gluant

Qu’elle dégouline d’entre tes dents.

Ils mâchent du sang,

Je croyais à des mourants,

Alors qu’ils ne sont que miséreux.

 

Dans les rues d’Inde,

Ça sent l’encens et la merde,

Le spirituel et le trop réel.

 

La misère, ici, elle est partout.

Elle est la nuit dans ces corps endormis,

Blottis contre la route ou contre le vide

À ne plus savoir qui de la peau ou de la terre

Respire sous les lampadaires.

 

Elle est la nuit dans ces minuscules trous d’obscurité

Où gisent quelques rêves

Et un néon.

Lumière blanche si pâle qu’elle n’atteint pas les murs noirs.

Pierres noircies par la saleté ou par la nuit, personne ne sait.

Tout ce qu’on voit ce sont ces brindilles d’hommes

Emmitouflés par l’humidité.

Ils se servent de cette chaleur moite comme d’un pyjama

Et, couchés par terre, ils rêvent encore.

 

La misère, ici, elle est le jour

Qui vend qui porte qui tire et qui crie

Qui vole qui pousse qui épie et qui pisse

Dans ces rues pavées de poussière

Il n’y a pas de silence

Il n’y a que des bruits qui hurlent sur des pieds nus

Dont deux gamins

Habillés en débris de tissus

Ils se tenaient au feu rouge

Ils se tenaient la main

Maquillés en clown, ils n’avaient pas plus de six ans

Ils gigotaient comme des enfants

Avec des cerceaux d’enfants

Et sans un sourire

Ils mendiaient droit dans mes yeux d’adulte

Les pauvres se tiennent le plus souvent en tailleur

Entre quatre murs d’à peine leur largeur

Et vendent ce qu’ils accrochent aux murs

Biscuits, fourchettes, lingerie, papier-toilette

Il y en a même qui pend du plafond.

Leur boutique à l’allure miniature

Se tient debout comme un cercueil

Dont les planches sont à vendre.

 

 

J’ai honte.

J’ai honte quand je prends un taxi-vélo et que le vieux qui pédale

transpire tellement qu’il pourrait être mon grand-père. Avec

toutes ses rides et ses cheveux blancs, il ne voit plus rien alors il

arrête de pédaler, descends de son vélo, et te tire-toi sur ton

chariot. Avec plus de coeur que n’importe quel âne et pour

moins d’un euro, je laisse un vieil homme épuisé porter la moitié

de son âge.

 

J’ai honte encore quand un homme me poursuit à demi-corps.

Son buste sur une planche à roulettes,

Il implore à la force de ses bras qui poussent le bitume.

Et pour quelques centimes,

Moi le blanc sans cesse harcelé,

Sans cesse arnaqué et méprisé,

Je l’ignore.

 

Dans cette vie-là, tu n’as pas le temps de penser,

Tu as seulement le temps d’espérer.

Alors tu crois beaucoup

Et tu laisses aux plus fortunés

La liberté de choisir ce que tu crois,

Où tu crois, quand tu crois, en qui tu crois,

En espérant qu’eux pensent à toi.

Antoine Janot
Extraits de Histoires courtes
Editions L’Harmattan