La
page
blanche

La revue n° 52 moment critique

moment critique

L’art comme école

Parmi les éléments indispensables à la vie individuelle et collective des humains depuis les origines connues, il y en a un que l’on évoque rarement en tant que tel et qui est pourtant essentiel. On parle beaucoup, à juste titre, d’environnement, de géopolitique, de ce qui concourt à maintenir l’être humain en vie sans qu’il en vienne à s’autodétruire, que ce soit par des guerres, en surexploitant et polluant son biotope, ou encore, comme l’évoqua Boris Cyrulnik à propos d’autres espèces, en se développant à un point si excessif qu’il en perd les codes élémentaires de la vie de groupe. Mais l’élément que l’on omet régulièrement de mentionner, tant l’habitude nous pousse à croire qu’il appartient à une catégorie différente, c’est l’art.

Non l’art au sens que l’on donne habituellement à ce mot en l’affublant parfois d’un A majuscule (ou en sous-entendant cette majuscule) car, pour la doxa occidentale moderne, celui-ci ne peut être réellement approprié que par une minorité de la population. Ça n’est pas non plus ce qu’on appelle habituellement « culture » car, en dehors du fait que ce terme évoque irrésistiblement une accumulation de biens, fussent-ils immatériels, destinés à rester un luxe pour une majorité — sens qui fait écho à ce que Pierre Bourdieu nomma « capital symbolique » —, ce mot polysémique est trop imprécis dans son acception usuelle.

Alors, de quoi parlons-nous ? D’actions, de gestes — et/ou d’objets qui en sont la trace ou la scénographie —, collectifs ou produits en apparence par un seul, qui, en s’inscrivant dans la trame d’un tissu symbolique commun à l’ensemble d’une collectivité dans son histoire, son temps et son espace, agissent sur ce tissu à la manière d’un palimpseste pour en masquer certains fils, en faire ressortir d’autres et en ajouter de nouveaux, de façon à faire apparaître à ceux qui partagent cette trame quelque chose que les mots ne suffiraient à dire. Un indéterminé dont une partie nous est connue, mais qui a besoin de nous pour prendre forme, dont la seule et énigmatique détermination est le mot « art ». À propos d’art, Cornélius Castoriadis écrit qu’il s’agit de « donner forme au chaos ». Mais cette forme non finie est avant tout une adresse, elle a impérativement besoin de l’autre - y compris en soi - pour s’animer, et, de façon à la fois commune et pour chacun subtilement différente, lui proposer un sas, un nouveau point d’entrée et de départ pour ouvrir un chemin dans le chaos celé derrière toute expérience humaine…

La réponse du regardeur, comme dit Marcel Duchamp, lorsqu’il s’engouffre dans cet univers et le complète de ce qu’il est, peut n’être pas favorable ou confiante, elle fait partie intégrante du processus. Ce qui est en jeu, dans tout dialogue, c’est la transformation des deux parties. C’est dans cet entre-deux symbolique auquel manque une part qu’il nous revient de fournir, entre les mots, les sons et les images, entre l’émotion et un sens indicible bien que partagé, que nous tentons, non d’exprimer ou de décrypter un message, mais de renouveler notre regard. Ce renouvellement passe par le choix d’une entrée, la mise en valeur d’une partie du réel, offerte à la contemplation active. En ce qu’il apprend à poser une distance entre soi et son ressenti, à le laisser agir sans toujours pouvoir immédiatement y répondre, en ce qu’il utilise de façon profane le sacré (au sens premier de « séparé »), en un mot à se recueillir avant de réagir, le geste artistique est un attribut essentiel de l’humain. À condition que nous soyons d’accord, loin du transhumanisme, pour parler d’un être dont les caractéristiques premières sont le langage et son corollaire immédiat, la relation.

Le travail de l’art, parfois secrètement mais fondamentalement collectif, apprend à regarder différemment. C’est une action sur la totalité de l’être dont le véritable objet est de remettre en mouvement certaines fonctions endormies de cet être. En élargissant son champ, avec l’art brut, hors des sphères rétrécies de la profession, Jean Dubuffet voulait lui faire retrouver son horizon humain. « L’art ne vient pas coucher dans les lits qu’on a faits pour lui ; il se sauve aussitôt qu’on prononce son nom », disait-il, rappelant qu’il ne s’agit jamais d’un produit de consommation, mais d’un outil destiné à nous agir dont les effets ne peuvent, par définition, être déterminés d’avance. Dans ce sillage, on comprend que la finalité de l’art, si elle ne doit jamais être commerciale ou se contenter de fournir de la valeur ajoutée à une « élite », ne peut pas plus être seulement thérapeutique, sociale, ou politique. Pour la raison qu’il doit être tout cela à la fois. S’attaquer à des difficultés qui nécessitent l’invention de langages, voilà ce qu’il sait faire. Les œuvres qui nous traversent, chacun en a l’expérience intime — sinon la notion d’art en serait réduite à son acception la plus étriquée et les possibles qu’elle veut ouvrir définitivement effacés de notre contexte de vie —, remplissent, lorsqu’elles le font, un rôle d’apprentissage. Elles agissent réellement sur nous, en éveillant, en inscrivant en nous et en nous enseignant, une façon de percevoir où la sensibilité et l’intellect sont indissolublement liés, qui ne peut se réduire à la seule compréhension et qui s’adresse autant à une personne qu’à l’ensemble du groupe culturel auquel elle appartient. Un mode de perception qui tire sa force et sa faiblesse de ne pas être balisé par des catégories utilitaristes. Pourquoi s’agit-il d’un apprentissage, et d’un apprentissage de la vie elle-même ? Parce que ce regard neuf qui s’ouvre et se découvre peut ensuite être porté sur tout autre chose, sur chaque chose. On pourrait dire en un sens que la religion a parfois joué un rôle assez proche, initiatique, et l’on connaît, dans notre histoire, les nombreux liens entre ces domaines.

Or, l’intérêt spécifique de celui-ci, c’est qu’il ne s’agit précisément pas de religion, mais d’un acte profane, libre des codes et des apparats d’une liturgie, dans lequel le sacré prend un sens utilisable au quotidien qui lui confère une opérativité sur tous les aspects de la vie. Cet outil méconnu, dont les seuls équivalents en termes de bouleversement du regard sont la spiritualité et la relation amoureuse, permet de creuser dans l’être l’espace d’une « gratuité » dotée de valeur. Rien de gratuit dans cette gratuité. Cet espace ne correspondant à aucune utilité reconnue permet d’appréhender des éléments sans usage immédiat, parmi lesquels ce qu’on nomme la « beauté », mystérieuse qualité dont Pierre Rabhi rappelle, à propos de nature, qu’elle est nécessaire à la vie humaine.

C’est pourquoi nous parlons d’une fonction anthropologique majeure qui participe de la construction de l’être. Présente à l’état latent chez chacun, celle-ci peut être développée ou s’atrophier sous l’effet conjugué d’un manque de capacité d’attention dont a très bien parlé Yves Citton, d’un manque de temps, de la raréfaction des espaces propices aux échanges, d’un usage immodéré de la communication informatique et d’une chute de l’importance accordée dans cette civilisation à la pensée comme, de façon globale, aux éléments immatériels dépourvus de valeur monétaire, ou plus généralement, dirait le psychanalyste Roland Gori, quantitative.

Nous constatons chaque jour, autour de nous, les signes avant-coureurs d’une atrophie qui touche aux fonctions humaines les plus essentielles permettant d’entrer en contact avec l’autre. Lorsque la relation à autrui ne dispose plus de cette dimension de « gratuité », on peut dire, pour employer un langage aujourd’hui répandu, que l’autre, aussi, s’approche dangereusement de l’état de « marchandise ».

Pour créer ce courant grâce auquel on gagne cet entre-deux propice à la libération des forces de l’imaginaire, il faut s’extraire d’un langage abîmé, limité, appauvri, pour investir un espace d’expression symbolique non strictement déterminé. Comme Platon disait du symbole qu’il était à la recherche de sa part manquante, cette moitié complémentaire qui ne sera jamais exactement la même, puisqu’elle dépend des caractéristiques de celui qui reçoit (et construit à partir de cette réception), aucun dialogue réel ne peut laisser préjuger de la réponse donnée à une question. C’est ainsi que travaillent les artistes conscients de leur rôle. Là où la langue courante ne suffit plus à dire ce qui se passe, ils inventent des langages à partir d’un univers mental commun. Et ces langages, en prenant place dans cet univers, nous forcent à développer en nous la même capacité. Qu’on pense aux improvisations de jazz. Dialogue sans question ni réponse qui permet de renouer avec nos vagues intérieures.

Échapper au cercle fermé de notions utilitaires d’où l’imaginaire est exclu, entrer dans un mode relationnel qui ouvre du possible, fertiliser l’esprit de l’interlocuteur en créant de nouvelles connexions neuronales, est donc une fonction essentielle. Potentiellement active en chaque « individu », elle est en même temps politique, au sens profond du mot. Elle agit, simultanément et indissociablement, sur la relation entre humains et entre l’individu et le monde. En développant en nous cette autre dimension de perception : entre les mots, entre les pensées construites avec des mots, entre les sentiments tels que transmis à l’intérieur d’une culture, on accorde à cette perception la capacité d’oser ne pas aboutir à un savoir, mais d’avancer sans peur vers l’inconnu. Ce à quoi l’on donne le beau nom d’« invention ». Avancer vers l’inconnu sans être tenaillé par la crainte, un inconnu devenu bienveillant, placé sous la protection de cet abri symbolique nommé « art ». On ne peut donc ignorer la nature essentiellement collective de l’art, y compris lorsque la riche matrice qui le sous-tend est momentanément masquée par la figure (ou la signature) d’une personnalité qui lui donne accès à la reconnaissance publique. C’est la relation elle-même qui se travaille comme apprentissage de la navigation dans les méandres d’un contexte culturel, ce tissu dont chaque individu, comme l’écrit François Roustang, est l’un des nœuds, relié à chaque fil qui le constitue. C’est ce qui permet à l’individu en question, en s’appropriant sa place dans ce tissu, d’agir simultanément sur ce qu’il est et son contexte de vie. C’est ce que l’on appelle parfois du mot usé de créativité, tentative de nommer un mode d’être qui n’appartient en propre à personne, mais à tous ceux qui en sont à la fois les constituants et les acteurs potentiels.

C’est à cet endroit que l’art s’adresse à nous, c’est ce qu’il nous apprend à faire. Il en est l’école.

Encore faut-il que le dialogue reprenne vie, que ses formes puissent évoluer sous l’influence des membres de la collectivité dont il émane, qu’il échappe à la seule emprise des experts, qu’il se remette lui-même en question dans son usage réellement politique, en dehors de toute coterie. Parler d’« accès à l’art », comme parfois le font les âmes les mieux intentionnées, n’est jamais suffisant. Car, sous peine de retomber dans la vision « bourgeoise » d’une manne venue d’un « en haut » inaccessible qui se répandrait ensuite généreusement sur le « peuple », il faut d’abord savoir d’où il vient et comment il se crée. Avant de souhaiter l’accès de tous au monde de l’art, il faut inverser la proposition : a-t-il encore accès à sa source populaire, ou comme le dit Bernard Stiegler, se développe-t-il de plus en plus souvent « hors-sol », sur le modèle des cultures hydroponiques ? L’enjeu est de taille. Il s’agit, contre la déshumanisation de l’humain, de redonner au geste artistique sa place et sa puissance réelles en tant qu’acteur de notre évolution. C’est pourquoi, loin de toute notion de divertissement et en tâchant de résister à une pseudo « excellence artistique » faussement hiérarchisante, à leur appropriation par une « élite » à fins d’accumulation de « capital symbolique », ou pire, de réduction à l’état de produit commercial, notre société doit rendre à ces pratiques leur sens d’outils indispensables à la construction de l’être humain.

C’est ce qu’un certain nombre de gens ont porté dans ce pays au sortir de la dernière guerre mondiale, avec le puissant élan démocratique impulsé par le Conseil National de la Résistance, le mouvement de l’éducation populaire puis l’aventure de la décentralisation théâtrale, avec Jeanne Laurent, Vilar, Avignon, le TNP, etc. Car, lorsqu’il s’agit de recoudre de profondes déchirures, les pratiques de l’art reprennent momentanément leur raison d’être aux yeux des politiques. Quoi de mieux pour réparer les blessures d’une nation, qu’une communauté humaine réunie dans l’émotion partagée de grands moments de théâtre, de danse ou de musique ?

En dehors de ces périodes de grands bouleversements, la tendance de nos sociétés à soumettre les outils du symbolique à la domination de la quantité et du chiffre ne manque jamais de reprendre le dessus. Et l’art perd peu à peu la puissance qu’on lui avait momentanément reconnue. Le statut de l’artiste en Occident s’est tellement éloigné, coupé de la vie ordinaire, qu’on a de plus en plus de mal à comprendre sa vraie fonction. Il possède des langages, oui, et il en invente, mais ces langages ne sont pas (ou plus) un bien commun, ils sont le lot d’une minorité de classe - ou de caste. L’art, dans ces conditions, ne peut évidemment pas travailler la matière de la société entière.

Il perd son usage politique et peut être utilisé à des fins contraires à son rôle véritable. Par exemple, à ce que Pierre Bourdieu nommait la «distinction». Jean Vilar, qui savait le rôle politique de l’art, disait que pour qu’une pièce fonctionne bien, il faut que la société entière soit représentée dans la salle.

C’est ce qu’a essayé de nous faire entendre Jean Dubuffet en faisant émerger la notion d’art brut, l’art des inadaptés, ceux dont la parole nous importe particulièrement parce qu’ils sont les témoins de ce que nous ressentons tous sans pouvoir vraiment l’assumer ni l’exprimer. Et c’est aussi à sa façon ce que Mircea Eliade nous explique dans plusieurs ouvrages, lorsqu’il évoque le rôle des chamans dans de nombreuses civilisations dites «premières» : ceux qui manient moins bien les règles de la vie en société - précisément parce que ce manque reste en eux -, en savent plus sur notre humanité, ou du moins peuvent nous en dire plus.

Nous n’avons pas encore tout à fait perdu l’idée de la nécessité vitale de l’altérité, de la rencontre, de l’étonnement, voire du bouleversement. Face à la machine ultralibérale, nous retrouvons des traces de cette nécessité portée par l’artiste dans de nombreux gestes, de nombreuses actions qui résistent à la déshumanisation générale, chez toutes sortes de gens, des jardiniers, des urbanistes, des psychanalystes, des philosophes, des rêveurs de la politique, mais rarement dans le monde dit «de l’art», qui s’éloigne souvent de la profonde et simple réalité de nos existences, dévie de plus en plus vers la fallacieuse notion d’«élite», ou disparaît dans une industrie qui tend à le standardiser et donc à le faire disparaître.

Souvent, on répugne à utiliser le mot «outil» pour qualifier l’art. Nous avons tenté, de diverses façons, avec mon équipe, pendant plus d’une vingtaine d’années, de réhabiliter cette notion difficile à défendre, en incitant à l’envisager dans sa noblesse. Oui, d’un point de vue politique, sociologique et finalement anthropologique, l’art répond à un besoin profond et essentiel de l’être humain. Oui, il sert à quelque chose, et à quelque chose de très important. Sinon pourquoi cette activité mystérieuse aux contours flous, aurait-elle pris naissance dans toutes les cultures humaines sans exception ? Pourquoi leur a-t-elle été et leur est-elle indispensable ? Parce que l’efficacité de cet outil se situe dans la relation, dans l’entre-deux, hors des catégories habituelles. Mais cette notion d’utilité ne doit pas réduire la portée du geste artistique à une visée «utilitaire» au sens péjoratif du mot. L’outil dont nous parlons sert à agir sur l’être et sur le groupe, en franchissant les frontières des cadres mentaux en usage dans notre vie quotidienne. Plus de vingt ans d’exploration des relations art/société dans des lieux où les spécialistes ne s’aventurent pas souvent, nous ont permis de comprendre de façon empirique le rôle que peut et doit jouer cet outil à l’intérieur du groupe humain, qui n’est pas uniquement destiné à être contemplé et admiré, qui n’a aucune vocation à s’inscrire dans un marché, mais dont la raison d’être est de déplacer, d’approfondir, d’affiner le regard que nous portons collectivement sur le monde.

On voit, on comprend, on pressent, on perçoit clairement que l’art remplit son rôle lorsqu’il agit dans les lieux de difficultés où il répond à une nécessité, dans les prisons, dans les hôpitaux psychiatriques, ou aussi dans la «jungle» de Calais, tous ces lieux où plasticiens, gens de théâtre et musiciens ont compris qu’il leur fallait aller, où dans un élan partagé s’imaginent des fresques et des formes plastiques, où jaillit de la poésie et du sens. On voit, on ressent, on comprend immédiatement qu’il répond réellement à quelque chose. On voit qu’il naît d’une nécessité, qu’il est poussé par une nécessité, qu’il répond à une nécessité. Et qu’il produit alors souvent de la fulgurance, et une communauté d’esprits, en créant une forme où le sens et ce qu’on appelle beauté ne peuvent être disjoints. On voit alors que l’art est un puissant levier, on voit qu’il ne peut absolument pas s’agir d’une production à consommer, mais d’un outil essentiel au fonctionnement de toute collectivité, à la santé de toute culture.

Nicolas Roméas

Ancien journaliste et producteur à France Culture, auteur. Acteur culturel et rédacteur dans de nombreuses publications et radios, ancien animateur de la revue culturelle Cassandre/Horschamp sous l’égide de l’association éponyme. Nicolas Roméas est aujourd’hui l’un des contributeurs bénévoles du site L’Insatiable ( www.linsatiable.org) en tant que rédacteur en chef et écrit pour plusieurs publications périodiques.