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blanche

La revue n° 55 poètes de service

poètes de service

Matthieu Lorin

Matthieu Lorin, chartrain, 40 ans. Grand lecteur, j’aime surtout William Faulkner ou Roberto Bolano. Je suis insomniaque devant l’éternel et, pour essayer de vaincre la nuit, je cours le jour, espérant que la fatigue physique rendra mes paupières lourdes, et mes cernes plus légères le lendemain. Marié, deux enfants, un poêle à bois très gourmand en ce moment.

 

Le temps avance en moi

Comme une flaque sur le chemin

Qui attend la pluie.

Et

Le chemin le plus tortueux pour se rendre

D’un rêve A

A un rêve B

Reste celui de l’insomnie

Pelures de poèmes géométriques

Coincés dans mon crâne.

 

 

 

 

 

Les rêves me sont devenus urticants

Ils grattent mon cerveau au grain 80

Espérant sans doute trouver

A force de ponçages répétés

Qui je suis

Ne comprenant pas encore

Que je suis ailleurs

Dans un endroit que je ne connais pas

Et qui ne me connait pas

 

 

 

 

 

Une angoisse me poursuivait

Chevauchait en moi et je n’arrivais pas à la suivre

Car la nuit était sombre et mes yeux se blessaient

Aux angles de la pièce

« Pas des angoisses, docteur, une angoisse perpétuelle »

Peur des xylophages

Peur de la maladie

Peur du bistre

Peur du sifflement à l’accélération de la voiture

De perdre mes clés

Des punaises de lit

De la fuite d’eau et des tuiles poreuses

De la fuite tout court

 

 

 

 

Je suis davantage le tonneau que les sœurs Danaïdes.

La nuit s’est retirée

Comme on incise un naevus bleu disgracieux

Et le soleil a percé.

Les xylophages se sont étouffés

J’ai détaché à grands coups de tournevis

Le bistre à mon cœur

L’angoisse a fait ses valises pour la journée

Mais je sais que mes rêves resteront enfermés

Dans des comprimés de Donormyl.

« Pas des angoisses, docteur, une angoisse, perpétuelle »

Que je ne dis pas, n’écris pas et essaie de semer

En courant

Sous le gris écrasant d’une journée d’hiver

Mais elle s’accroche à moi comme

Un sac plastique s’accroche aux branches

Du peuplier un jour de grand vent

S’il était resté à terre, il aurait été presque invisible

Et maintenant il nous nargue de sa blancheur

Et nous ne pouvons pas le décrocher,

Etendard de notre impuissance

 

 

Ce matin, il me restait un morceau de la nuit,

Collé sur la paume de ma main.

Je l’ai pris et l’ai lancé à terre

Espérant qu’il se casse en milliers de morceaux

Qu’il se perde sur le parquet de la chambre

Comme une pièce de puzzle parmi d’autres pièces de puzzle.

Il n’en fut rien

Le morceau a rebondi et est parti se terrer

Entre la commode et le bureau

- L’endroit le plus sombre -

Ma paume s’en est débarrassée

Comme on agite frénétiquement sa main

Pour finir de décoller un pansement.

Il y reste une marque blanche

En forme d’étoile

Ou d’astérisque boiteux

« La nuit a signé son crime »

Et j’entends déjà gratter derrière le tiroir du bas

Et tout au fond de ma mémoire

 

 

 

 

 

La maison de mon enfance ressemble à ceux-là

Qui l’ont habitée des années durant

Un pavillon, des murs creux

Une façade entretenue qui contient du vide,

Du propre

Du Saint-Marc

Enfant, j’entendais chaque soir un bruit, un seul

Coup de marteau ? Burin en action ?

J’étais persuadé que lentement, dans la nuit, on réalisait un trou

Un coup de burin par nuit

Et qu’on viendrait m’enlever à ma famille

L’ouverture enfin assez large

La façade est restée intacte

Et j’ai continué à dormir dans cette chambre

Aussi bien rangée que les émotions de maman

La seule fureur décelable est celle de deux chevaux hennissant et partant au galop :

Deux serre-livres

Offerts le jour de ma communion

Même en se cabrant, le plâtre ne fendille pas

 

 

 

La vie comme un jardin enneigé

La blancheur

Ma pureté que je sais frauduleuse

Les bruits sourds et les cris des enfants vécus

Comme des arbalètes tendues en direction du Temps

Et puis, bien vite,

Les doigts qui s’engourdissent

Le caché qui refait surface

Et qui prend le dessus

Et le blanc devient boue

Tout est gâché

Et il faut maintenant simplement faire attention

A ne pas se casser la gueule

Et finir ce poème que je tiens dans la main

Parmi d’autres

Mais je sais que si je desserre le poing

Ils se jetteront dehors

Et ne manqueront pas de me manger le visage

En souriant de leurs dents blanches

 

 

 

 

 

Je me suis levé un matin au côté d’un homme endormi

Et que je n’ai pas reconnu au premier abord

L’appeler homme me parut si incongru

Que bien vite je remplaçais ce nom par « quelqu’un »

Il s’est levé sans me jeter un coup d’œil

A enfilé ses chaussettes comme on range une épée dans un fourreau

Pas un mot ne sortait du trou de sa bouche

Il semblait regretter le monde mais refusait également la nuit

Et

En adoptant cette posture

Cet entre-deux aussi inconfortable qu’un strapontin

Il engageait un combat qu’il refusait de mener à son terme

Il enfilait ses chaussettes comme on range une épée dans un fourreau

Et rien ni personne n’aurait pu les lui faire enfiler d’une autre façon

C’était un déserteur

Un de ceux qu’on n’ose même pas condamner

Parce qu’ils n’ont pas déserté par désir de vivre

Mais par peur de mourir

Cet homme s’est levé

Et a commencé sa journée : café avalé, dents brossées

Noir et blanc

Une pièce qui se trouverait à cheval sur les deux couleurs

Jamais il n’a su choisir un camp

Ni n’avoir d’opinion

d’avis personnel

 

Matthieu Lorin