La
page
blanche

Le dépôt

AUTEUR-E-S - Index 2

36 - Christophe Esnault

Lettre au syndrome de la page blanche

Lettre au syndrome de la page blanche, extrait de Pistolet à bouchon sur la tempe, écriture en cours.


On te convoque et imagine un écrivain immobile devant sa machine à écrire, son ordinateur, ou en mouvement suspendu, penché sur un carnet. Se dessinent ces personnages déjà vus et revus. Figés dans un stéréotype. Un auteur semble souffrir et suer pour écrire sa première phrase. Cette imagerie attendue. Qui ne me concerne pas. Cet auteur s’arrache les cheveux publiquement car les phrases qui arrivent dans son cortex sont trop creuses, ou pire, elles n’émergent même pas. Au même moment j’ouvre avec enthousiasme et euphorie, un nouveau fichier Word. Douze pages coulent toutes seules, et je dois interrompre mon flux un moment car, j’ai simultanément deux excellentes idées de livres. J’ouvre deux autres fichiers. Note les bases et amorces de futurs textes. J’en ouvre dix de plus, puis vingt, et cinquante par semaine. Des idées, incipit, commencements baudelairiens, des fragments, des thématiques à creuser, des sujets à essorer, et des titres hilarants et efficaces pour de prochains livres. On ne pourra pas parler de moi, sans l’adjectif prolifique. Et une journaliste au Monde littéraire commettra même une erreur assez pardonnable en me présentant sous le nom de Esnault-Prolifique. La confusion étant facile. La panne d’écriture, je ne sais pas ce que c’est et je n’ai, désolé, pas trop envie d’ouvrir un dialogue avec les laborieux qui s’accoquinent avec toi. T’accroche sous ton bras pour parfaire la légende de celui qui ne se lancera dans le texte que s’il sent frémir le Nobel de littérature dans les feuillages de son petit plan de carrière acharné (et tout sauf spontané). Auteurs entravés et en retenus perpétuelles. Leur maladie n’est pas sexy. Avec art, je saurais les éviter. C’est ouvertement une stigmatisation. Je les laisserai vivre loin de moi, sans m’approcher. Je ne veux juste pas avoir à faire à eux. Ça ne s’explique pas plus précisément. Ils sont rebutants. L’objet d’une ponte plus ennuyeuse que douloureuse (et effroyable) pourrait-il faire littérature et nous rendre fou d’amour (ou simplement curieux) pour le texte ? Non, ceux qui ont besoin de toi pour exister, aspire à ce que l’on éclaire la corvée éreintante du créateur textuel, cela m’attriste, et j’ai nulle empathie, mais tant de peine à les regarder ou à les entendre. J’interroge mon désir de les fréquenter et mesure mon absence d’attrait pour eux. Je ne souhaite d’ailleurs pas les lire non plus. Jamais.

Christophe (Prol’, pour les intimes),