Le dépôt
Zoom 19 - Pierre Reverdy




autres textes :
D’UN CHAMP À L’AUTRE
Un son de cloche vient de loin
Les arbres sont ouverts
Le silence est calmé
La prairie s'étend jusqu'à l'autre rangée
Un point noir marche avance saute
À travers les haies
Que le soleil est fort
Un oiseau chante
Un homme siffle
Tout s’endort
Comme un nuage
La vapeur d’eau
La route à travers le paysage
C'est un enfant couché sur le talus
Sur le ciel des étoiles vertes
Aucun signe ne bouge plus
Pierre Reverdy
Main d’oeuvre - Mercure de France
PORTE ENTR'OUVERTE
La prière sur le toit
Le roi de l’air
Mis en travers du ciel
Pour voir
Toutes les voix qui mentent
Des voitures à chaque tournant
Le toit qui se détache
Une étoile filante
Il n'y a plus rien à faire là-dedans
Il fait nuit
Ceux qui sont autour n’ont encore rien dit
La table est mise
Et dans vos yeux quelle surprise
C'est la main de celui qui sort
Pierre Reverdy
Main d’oeuvre - Mercure de France
FRAÎCHES COULEURS
Masqué de vert la face pâle
Au front il avait une étoile
Une hirondelle sur ses yeux
La lune entière pour nous deux
Dans l’eau
Les rides d'un vieux souvenir
Maintenant tout ira bien mieux
Derrière l'ombre des arbres il y a un mouvement
Dans le fossé le silence étendu dort
Tous les rêves pénibles sont dehors
Sur les chemins on ne voit rien venir
La flamme qui me guide va mourir
C'est une précieuse bougie
Mes doigts tremblent
Le vent pourrait me faire tomber
La prairie et l’eau
La ferme près de la source ou tette le ruisseau
Par-dessus la lumière hésitante du matin
La dernière étincelle de la nuit qui s’éteint
Tout devient plus grand
Le langage est surtout plus bruyant
Mais quand on ouvre la fenêtre
Au réveil
Il n'y a plus que la tête d'un petit paysan
qui dépasse
Pierre Reverdy
Anthologie par Claude Michel Cluny
Ed. Orphée - La Différence

Pierre Reverdy
Anthologie par Claude Michel Cluny
Ed. Orphée La Différence
….
Plus fort que l’ouragan
qui courbe le fil d’herbe
Dans les crevasses chargées d’eau
Plus haut que le splendide cintre de l’orage
Au summum de son numéro
Quand la houle se met à rincer durement la coque des navires
Et le vent à pincer la harpe des agrès
Je m'en irai plus bas
Peut-être à la dérive
Vers un autre côté
Ou bien je laisserai tomber les gouttes d'or dans la poussière
Ou bien j'irai mourir
Dans un creux de la nuit
Ou bien j'irai laver mon cœur dans la rivière
Comme un linge souillé des rigueur du destin
Mais si le sort permet encore que je m’attarde
Pour perdre
Pour gagner
Au hasard des chemins
Ce qu'il faut pour pleurer
Ce qu'il faut pour sourire
Et attendre le sang
Du jour au lendemain
Alors
je prie le ciel
Que nul ne me regarde
Si ce n'est au travers d'un verre d’illusion
Retenant seulement
Sur l'écran glacé d'un horizon qui boude
ce fin profil de fil de fer amer
si délicatement délavé
par l'eau qui coule
les larmes de rosée
les gouttes de soleil
les embruns de la mer
Pierre Reverdy
Extrait de Sable mouvant
Ed. Poésie Gallimard
LE LIVRE
La feuille au papier blanc, neuf sur la palissade. On monte et l'on descend.
La montagne est un livre dans les héros vont sur le vent. Les pages tournent, les mots tombent souvent.
Un bruit de tonnerre roule sur les pavés. C'est là que survient l'accident. Le livre est fait. Les hommes montent, une tranche sous chaque bras.
Contre le mur, l'auteur inquiet qui regarde vivre le monde et ne suit pas.
ÉVENTAIL
Au mur des rangs de têtes, les épaules voûtées, les yeux sur les rainures et les pieds battant la mesure sur le parquet. Les mêmes traces pour les mêmes compas. On attend le signal, les rides lasses et les rideaux trop bas.
Il y a quelqu'un qui tourne dans la pièce à côté et ce n'est pas un bal. Mais contre la tenture un visage fermé – et la main qui glisse sur la bouche – un éventail inquiet.
DAMIER
Sur l'ordre du regard au pli trop net de la moulure les carrés blanc et noir où se posent les doigts, le bout des ongles. C'est un chemin tracé entre ce cadre étroit et moi qui perds la tête. Un buisson ou se cache l'endroit où passent les murmures. Dans la salle d'été avec un feu éteint le plafond ramassé et deux grosses figures les yeux baissés.
JET D'EAU
La silhouette au bec retourné découpe un large pan sur la muraille. Tout le ciel dans le verre qui passe par devant. L'espace reste bleu. Sur le meuble, une plaie livide et des carrés poudreux. Le jet d'eau creuse l'air, la vapeur sort des lignes et le bruit de la mer se calme peu à peu.
BOUTEILLE
La bouteille au centre de feu, à bout de bras ou sur la table. Dans la forme des mains, dans la source des poches – il y a de l'or et de l’argent – il y a de l'esprit dans la manche. Quand la couleur coule à plein bord – quand l'air s'embrouille dans les branches. Le cœur va plus loin que les yeux, la flamme renaît de la cenfre. Entre le fil qui coule et le trait lumineux, les mots n'ont plus de sens.
On n’a plus besoin des mots pour se comprendre.
Pierre Reverdy
Sables mouvants
Au soleil du plafond - Extraits
Ed. Poésie Gallimard
LES YEUX INCONNUS
En attendant
Sur la chaise où je suis assis
La nuit
Le ciel descend
Tous ceux à qui je pense
Je voudrais être aux premiers jours
De mon enfance,
Et revenir
M'en aller de l'autre côté
Pour repartir
La pluie tombe
La vitre pleure
On reste seul
Les heures meurent
Le vent violent emporte tout
Les yeux se parlent
Sans se connaître
Et c'est quelqu'un qu'on n'aura jamais vu
Qu'une seule fois dans sa vie
Pierre Reverdy
Main d’oeuvre - Poèmes 1913 - 1949
Ed. Mercure de France