Le dépôt
Extrait de Wolde, p. 72-77
Aussitôt que la porte se referme doucement, un grésillement électrique envahit la pièce. D’abord à reculons, le fauteuil roulant se meut avant d’effectuer un tête à queue habile pour se retrouver ensuite par devant. Belzil manipule la manette de contrôle de sa main valide avec une dextérité surprenante. Entre le mur et la longue table jonchée de piles de papiers, il roule maintenant vers le fond de la pièce. En quelques tours de roues, il rejoint cette tablette fixée au mur qui lui sert de table de travail.
Là, il retrouve ce document qu’il était en train de lire avant de se faire interrompre par Harriette. Un craquement dans le plancher lui avait fait sentir sa présence. Pourquoi cette femme faisait-elle preuve d’autant d’impolitesse à son égard? Quelle maladresse de sa part...
Penché vers l’avant, Belzil se remet à étudier ces quelques pages reliées par une agrafe. Ce document, intitulé tout simplement «Wolde», lui a été remis jadis par son ancien assistant, La Floret. C’est à peu près tout ce qu’il lui reste de cet homme qui fut un de ses meilleurs éléments. Disparu depuis quelques années déjà, sans qu’il n’ait jamais pu savoir ni comment ni pourquoi, il regrette amèrement cette perte, surtout depuis qu’Harriette le remplace dans ces fonctions collatérales. Même disparu, ce La Floret sait se rendre aujourd’hui plus utile que cette femme qui ne fait qu’écouter aux portes.
À cette époque, La Floret avait déjà ciblé Wolde. C’était peu de temps après le départ de sa femme. Tout est inscrit dans le rapport. Wolde avait déjà écrit quelques livres. Il était sans enfant. Un candidat idéal. Tout ce que Belzil a besoin de savoir à propos de cet homme se trouve écrit noir sur blanc dans les pages posthumes de La Floret. Le portrait y est précis, pertinent et révélateur.
C’est en lisant les premières pages que l’idée lui est venue. C’est en élaborant cette idée qu’Harriette est venue le déranger effrontément par sa présence indésirable. Il avait dû s’interrompre. Comment être certain maintenant de l’intimité non seulement à laquelle il a droit, mais qui lui est nécessaire pour mettre sur pied ses plans? Il doit travailler dans le secret, dans la confidentialité, sinon, tout risque de basculer. Il n’y a aucune chance à prendre. Il est le seul maître d’œuvre (MOE) de cette expérimentation. Harriette, Ludger et les autres, ne sont là que pour exécuter ses ordres, réaliser ses plans. Ils ne doivent pas connaître le plan dans son ensemble, mais seulement la part qui leur est demandée.
Seul La Floret avait été cet homme en lequel Belzil avait mis toute sa confiance. Il avait été celui avec qui il avait développé ces sortes d’opérations. À part lui, il était le seul à en savoir autant. Il aurait tant aimé qu’il soit encore avec lui, car il s’imposait comme la personne toute désignée pour poursuivre son œuvre à sa mort. Mais, pour des raisons encore inconnues, il a disparu, possiblement, même, est-il mort. Cela reste difficile à croire, mais depuis toutes ces années, cette éventualité est devenue incontournable. Pour quelle raison aurait-il voulu le quitter et disparaître à tout jamais? Encore aujourd’hui, il ne peut la concevoir.
Laissant choir le document à plat sur la tablette, Belzil ne peut libérer son esprit de cette énigme La Floret. Le temps le rattrape, le presse. Sa condition et sa santé n’ont cessé de se dégrader depuis la dernière année, et il ne voit toujours personne pour prendre le relais. Tout ce qu’il a élaboré et réussi à mettre en pratique sera perdu. Il n’y a personne digne de confiance à qui en confier la relève. Harriette n’est pas assez droite. Ludger n’est pas assez intelligent.
Après quelques manipulations adroites de la manette de sa chaise, il parvient à s’extraire du coin, à tourner de bord et à se rendre en face de la grande fenêtre qui donne sur la cour arrière. Le corps cambré de côté, sa main atrophiée sur le bras de la chaise sont alors frappés par le soleil. Sa vue s’étire à travers les nombreux arbres qui s’élèvent vers le ciel en se déployant et en interceptant tous les rayons possibles. Une ombre fraîche court sur le gazon. Depuis combien de temps n’a-t-il pas eu l’occasion de prendre l’air, de humer les parfums de la nature? Depuis combien de temps se condamne-t-il à rester à l’intérieur pour mener à bien ses expériences? De toute manière, comment pourrait-il quitter cette chaise qui le cloue sur place et marcher sur ses jambes affaiblies?
Pendant que son regard erre à travers la végétation, Belzil réfléchit à cette prochaine manifestation qu’il veut mettre à exécution. Ce qu’il a lu dans le rapport de La Floret lui a offert une opportunité de plus de placer Wolde au centre de cette histoire. Il en sera l’auteur et le héros, bien malgré lui.