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AUTEUR-E-S - Index I

4 - Matthieu Lorin

Cartographie d'une rancune

Premiers poèmes d'un recueil qui en contient 70. Textes protégés et enregistrés sous forme d'empreinte numérique à la SGDL.

A paraître en novembre 2025 aux éditions de La Crypte.



Un article dans la revue Décharge:

https://www.dechargelarevue.com/Dans-les-pas-de-Matthieu-Lorin.html


CARTOGRAPHIE D'UNE RANCUNE


J’habite des cernes lourds comme un gibier mort.


Les angoisses ont déchiré la nuit, mélange de coléoptères et de cauchemars.


Quitter ce lit que je fais tous les matins et qui me défait à chaque fois. Me lever avec la violence plein les poches. 


Voilà le programme si vous le voulez bien.


(0 pas)


*


Je prends mon parapluie, ma veste qui n’a pas fini de sécher, ramasse mon enfance et sors. Pas plus difficile que cela.  


Glisser sur les pavés, faire de mon corps une fissure : rien n’a d’importance. 


Vous comprenez, à leurs yeux, je ne suis qu’une charpente pourrie, un syrphe qu’on écrase sans comprendre qu’on s’est trompé d’ennemi.


(56 pas)


*


Notez bien que la ville n’a aucun attrait, il serait même ridicule de la nommer. Appelons-la Marne-la-Poisse si vous y tenez. Mais on n’ira pas plus loin. 


De toute façon, il n’a jamais été question d’autre chose que d’habiter sa coquille, de dévier ses flèches et ses terreurs.


(88 pas)


*


Que je me présente : j’'ai des mots plein les joues, des rires larges comme des vallées et un visage rincé à l’eau de Cologne. Une pierre lisse à glisser dans une chaussure ou un rein. 


Vous dire aussi que j’envisage le ciment d’une grammaire nouvelle.


Cela devrait suffire.


(321 pas)


*


C’est par là que j’aurais dû commencer : ma peau est encore chaude, trouée par les mots. 


Il me reste à l’ouvrir aux quatre vents, à heurter mes rétines comme un bailleur social. 


(568 pas)


*


Voyez, cette femme qui marche devant nous, je la croise souvent. Ses craintes sont des volcans. Elle parle :


à elle-même, 

à ses entrailles,

à ses fantômes,


À côté, je ne suis qu'une bagatelle, un fétu posé près de l’incendie et qui attend son heure.


Estimez-vous heureux, nos pas n’auront pas cette odeur de déroute. 


(672 pas)


. *


Me voilà à vous raconter les intervalles : ces fois où le trottoir penche et bouscule la cadence, ces jours à l’allure de dents déchaussées.


(785 pas)


*


Quoi qu’on fasse, on écrase toujours ses souvenirs. C’est dans l’ordre des choses.


On pourra toujours dire qu’on n’y pouvait rien, la mémoire ne se rince pas à grandes eaux et le mensonge a les os fragiles. C’est dit.


(856 pas)


*


Je remonte la rue, j’apprivoise à votre contact regrets et saisons.


J’ai au bout des doigts des routes à suivre, des forêts à empoisonner, des disputes à saisir derrière la mâchoire : le temps aussi connait ses vipères.


La ville me propose de visiter ses lignes. Mais je vous le demande : où se trouve l’avenir lorsqu’un corps s’écroule et qu’il n’a plus d’argent en poche ?


(947 pas)


*


Il faudrait désosser les sentiments, mais c’est impossible. Mes mains ne sont pas des tenailles et ma poitrine : un vase ébréché.


La cathédrale apparaît au loin. Regardez-la, fière comme une écharde.  


Voilà pourquoi on a tous en soi l’ambition de renverser les dieux.


(1025 pas)


*


Que les cloches réduisent mes déceptions à de l’engrais, qu’elles viennent broyer les souvenirs achetés au rabais, tout en bas du rayon de l’épicerie. 


Ainsi, je pourrai dérouler ma silhouette jusqu’à l’insolence.


(1225 pas)


*


Ecoutez, voilà que les rues jurent à pleins poumons. Elles racontent litiges et déceptions. 


Mais je m’en fous, je réduis la distance qui me sépare de la colère.


Puis l’évacue dans des sacs à gravats.


(1442 pas)


*


Il y a ces affiches délavées, ces trottoirs sans pas ni mégot, ces rangées de dents qui grincent et attaquent le creux de mes joues. Batailles et territoires à conquérir : tout commence par un aphte, ou presque.


Je n’habite qu'une partie de mon corps. Celle qu’on cache, une banlieue maussade.


(1565 pas)