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ÉTUDES SUR BENJAMIN FONDANE
Etudes parues sous forme d'articles mensuels dans la revue roumaine Expres Cultural
Écrivain né à Iași : B. Fundoianu (I) - (nov - déc 24)
B. Fundoianu est l'un des rares écrivains roumains à avoir une double carrière littéraire : une partie des textes qu'il a écrits sont rédigés en roumain, l'autre en français. L'étude du rapport entre ses écrits en roumain et ceux en français devient donc indispensable pour une connaissance correcte de cette personnalité. Si, à première vue, le « passage » d'une langue à l'autre n'est qu'un changement de vêtement linguistique, l'« être » de l'écrivain restant le même (n'a-t-on pas dit de Panait Istrati qu'il est... un écrivain roumain dans un vêtement linguistique français ?), en réalité, ces transferts sont plus compliqués. Pour l'écrivain, la langue n'est pas, comme on le sait, un simple outil que l'on peut remplacer sans problème. Elle est la colonne vertébrale de l'ego de l'écrivain ; changer la langue dans laquelle l'écrivain s'exprime entraîne des changements significatifs, un remodelage de la personnalité créatrice. L'étude de la façon dont la personnalité créatrice se « multiplie » en apparaissant sous une nouvelle forme n'est pas, bien entendu, sans intérêt. L'examen de textes significatifs pour B. Fundoianu peut constituer un premier pas dans une telle recherche.
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B. Fundoianu était critique littéraire, essayiste et gazetier en roumain. Il a émigré en France en 1923, à l'âge de 25 ans, après avoir publié Imagini și cărți din Franța in Romania en 1921, un livre qui a provoqué une réaction à cause des déclarations sur la littérature roumaine dans la préface. Quelles sont les choses « scandaleuses » que l'auteur de 23 ans a dites dans cette préface tant vantée ? Suivons l'ordre de ses arguments. Tout d'abord, Fundoianu réitère ses déclarations sur les relations entre les littératures roumaine et française. Plus précisément, il s'agit du caractère de pure imitation de la littérature française par la littérature roumaine. La « découverte » de cette dépendance, comme le souligne l'auteur lui-même, n'est pas de son fait. Elle avait été remise en question avec véhémence, par exemple, par l'une des figures de proue de l'époque : Nicolae Iorga. Dans son étude, Fundoianu ne contredit pas le grand historien, mais radicalise seulement le sens de ses observations. Il ne s'agit pas d'influence, de symbiose, affirme le jeune critique, mais de parasitisme. « Je ne veux pas affirmer ici, ce qui est une vieille chose, que notre littérature vit avec celle de la France dans une agréable symbiose ; cela signifierait, si l'on respecte le sens du mot emprunté à la botanique, qu'elles vivent en commun, dans un mariage, et que l'une sert l'autre. L'histoire de la littérature est là pour nous dire que notre littérature n'a été qu'un parasitisme. D. Iorga a admirablement remarqué combien nous étions français avec Logofat Conachi, lamartiniens avec Bolintineanu, hugolâtres avec Alecsandri. La liste est longue. Bălcescu n'a pas oublié Lamennais, pas plus que Costache Negruzzi n'a oublié Prosper Mérimée, Macedonski a commencé avec Musset et a fini avec Mallarmé. De 1900 à nos jours, le paysage littéraire doit son orientation et sa substance à Baudelaire, Verlaine et Laforgue ». Rarement, cependant, la littérature roumaine s'est trouvée en mesure de se libérer de cette intimité trop étouffante. « Par deux fois, notre littérature a tenté d'échapper à ce coït trop excessif : une fois avec Filimon, qui a apporté le romantisme allemand dans son bagage littéraire, et la deuxième fois avec Eminescu, la figure représentative de toute l'idéologie des Conversations Littéraires. » Le fait qu'Eminescu se développe dans un milieu culturel autre que celui de la littérature roumaine lui semble douloureux, et la tentative d'Iorga de lutter contre l'influence française évidente est vaine. « Il est douloureux que notre seul écrivain brillant ait germé dans un autre arbre, qu'il ait grandi dans un autre cocon que celui dans lequel notre littérature s'est habituellement développée. Mais cela ne change rien à la réalité, et M. Iorga a commis un acte insensé en luttant contre l'influence de la culture française dans notre pays ». Pourquoi serait-ce insensé ? Parce qu'« une culture peut donner des orientations et des conseils, des matériaux et des stimulants, mais elle ne crée pas d'hommes de génie ». D'ailleurs - grâce à quel hasard chimique - Eminescu, qui appartenait à la littérature allemande, était un miracle - tout comme, d'ailleurs, le logopède Conachi, l'homme de l'autre race, était un maniaque ». Et, après avoir constaté que le génie d'Eminescu n'a pas changé l'ordre des influences, il proclame notre impossibilité d'assimilation, l'absence de talents remarquables, etc. « Notre culture compte donc un génie - mais il n'a pas poussé vers le Rhin le bateau de notre histoire littéraire, resté sur les rives de la civilisation française. Si notre littérature a été un parasitisme continuel, ce n'est pas la culture de la France qui est en cause, mais notre incapacité à assimiler - plus : l'absence de talents remarquables capables de faire quelque chose d'ordonné et de correct d'une nourriture étrangère. » Et l'auteur de se demander, de manière rhétorique, s'il ne nous manque pas... l'âme, « une âme différente et personnelle », « puisque nous n'arrivons pas à créer une littérature qui puisse se suffire à elle-même, sans attachement à l'extérieur » ? Et il ajoute, pour éviter tout malentendu : « Qu'on ne dise pas que l'allusion condamne seulement les “symbolistes”. Comme il est facile de réduire l'âme de Sadoveanu à l'âme slave, et comme il est douloureux de la découvrir - en tant que fantôme. En l'absence de cette âme, nous avons été contraints d'emprunter ailleurs, et c'est ce qui rend notre situation si triste. Si une orientation littéraire étrangère est toujours un avantage, une âme étrangère est toujours un danger.
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Faute d'une « âme » propre, entre l'apparition du premier « talent remarquable », Eminescu, et celle du second, Arghezi, la littérature roumaine n'a réussi qu'une chose : fixer la langue littéraire. Elle est ainsi sortie de la sphère de la « mauvaise imitation » pour entrer, « avec toute sa hardiesse », dans une nouvelle catégorie. Enfin, nous arrivons aux phrases incriminées. « Notre culture a évolué, elle a pris un visage et un état, elle est devenue une colonie - une colonie de la culture française ». C'est ainsi que la littérature roumaine, dont pas mal de gens sont fiers, pleins de conviction, est présentée comme une pauvre colonie de la littérature française... L'auteur tente de nuancer cet état de fait. « Nous nous accrochons à la littérature française à cause de notre bilinguisme - au moins la classe de chevauchement. » Un bilinguisme toutefois incomplet, tient à souligner l'auteur, car « nous ne pouvons pas écrire en français, ce qui serait pourtant la seule logique, et en roumain, que nous imitons dans notre “cercle étroit”, nous n'apportons aucune contribution ni aucun bénéfice à la culture générale ». Notre condition semble, de ce point de vue, condamnée. « En tant que littérature personnelle, nous ne pouvons intéresser personne. Nous devrons convaincre la France que, sur le plan intellectuel, nous sommes une province dans sa géographie, et que notre littérature est une contribution, dans ce qu'elle a de plus supérieur, à sa littérature ». Si Fundoianu recommandait d'attendre notre reconnaissance en tant que colonie de la littérature française, son diagnostic sévère était sans aucun doute contraire à l'atmosphère d'affirmation nationale (y compris littéraire) enthousiaste dont l'intelligentsia roumaine était nourrie à l'époque. L'opinion semblait exagérée et même des auteurs ouvertement favorables à la synchronisation de la littérature roumaine avec la littérature occidentale (comme E. Lovinescu, pour la revue « Sburătorul literar » dans laquelle Fundoianu avait publié) ont protesté. Nous reviendrons sur les réponses et les protestations. Pour l'instant, il est important de souligner que les propos de Fundoianu ne sont inhabituels que par leur radicalité et par la solution envisagée. Sinon, les accusations d'imitation de la littérature française (entre-temps, pour être juste, nous sommes passés à l'imitation d'autres littératures...) ne manquaient pas même avant Fundoianu. Nicolae Iorga, que l'auteur cite, comme nous l'avons vu, avait condamné sans ambages notre asservissement littéraire. Fundoianu ne fait pas le chemin inverse, sauf qu'au lieu de rejeter les écrits trop... contaminés, il estime que l'imitation est trop enracinée pour être refusée, et qu'il serait honnête de nous reconnaître simplement comme... une colonie de la littérature française. Le thème de l'emprunt était connu et fréquent - Fundoianu le radicalise...
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La sélection des auteurs roumains considérés par Fundoianu comme porteurs d'un esprit original (si peu nombreux !) ne choque pas non plus par son originalité. Comme nous l'avons vu dans le passage reproduit ci-dessus, notre auteur considère néanmoins qu'il existe aussi des auteurs non contaminés par des emprunts, représentants de l'esprit roumain. Il cite Filimon et Eminescu, puis Arghezi. L'admiration inébranlable que le jeune Fundoianu portait au talent d'Arghezi est sans faille. Mais il n'est pas le seul écrivain roumain apprécié par l'éphémère critique. Les nombreux articles parus dans la presse permettent de découvrir d'autres auteurs appréciés pour la couleur locale de leurs écrits. Creangă, par exemple. D'ailleurs, après Images et livres de France, Fundoianu a prévu de publier un volume d'Images et livres roumains.
Nous pouvons donc prouver sans difficulté que l'attitude drastique de Fundoianu à l'égard de la littérature roumaine trouve ses racines dans les positions un peu moins sévères, à la recherche d'une « solution » différente, de Nicolae Iorga. Voici ce qu'il a dit (en 1903 !) sur la mission de l'intellectuel roumain. « Ce que nous devons faire avant tout, c'est purifier, rendre notre culture entière et, surtout, la diffuser », car en Roumanie, nous avons “un État pour tous, et une culture pour les boyards et les parveniții en place”. Les conclusions de M. Iorga n'ont pas non plus été tendres lorsqu'il a déclaré : « Nous avons un État national sans culture nationale, mais avec une spécialisation étrangère, française ». Sans culture nationale, avec une spécialisation étrangère et française, nous aurions dû mettre de côté ce que nous avions faussement imité pour commencer notre propre culture. Dans son intervention, Fundoianu a mis en doute notre capacité à repartir du début, dans une autre direction.
B. Fundoianu (2) - (janvier 25)
En commentant le livre d'Ibrăileanu L'esprit critique dans la culture roumaine (dans deux articles parus dans « Sburătorul literar »), Fundoianu présente implicitement son point de vue sur la critique roumaine. Son évaluation commence par la situation générale de la société roumaine. Notre espace étant soumis aux vicissitudes de l'histoire, nous avons joué un rôle « immense », dit Fundoianu, en endiguant les vagues d'envahisseurs se dirigeant vers l'Europe, mais ce mérite s'est traduit par une absence culturelle. Nous n'avons pas défendu notre culture parce que... nous ne l'avions tout simplement pas... Nos débuts ont été tardifs, à une époque où le continent occidental possédait déjà des traditions, une culture et une civilisation. Les emprunts aux pays développés étaient inévitables. « La voie n'était pas très bonne, mais il n'y en avait pas d'autre. C'est ainsi que commence « l'histoire culturelle des Roumains ». En d'autres termes, l'histoire des « moyens de transplantation des valeurs politiques, littéraires et historiques trouvées ailleurs ». Mais l'assimilation a nécessité un discernement dans le choix de ce qui nous aurait convenu, de ce qui pouvait être adapté à l'esprit local. Un esprit critique nécessaire. Jusqu'à Maiorescu, nous avions une critique culturelle parce que « la critique culturelle devait opposer quelque chose à la culture européenne qui se déversait sans mesure dans les Principautés : elle opposait à l'imitation littéraire sans limites un fonds propre : la poésie populaire ; à l'exagération et à l'hystérie, l'école critique opposait le bon sens... » A partir de 1880, cependant, son action cesse. « La critique culturelle, poursuit Fundoianu dans sa présentation de l'œuvre d'Ibrăileanu, constatant que la seule chose que nous faisions était l'importation culturelle, l'a encadrée ; mais à partir de 1880, que faisions-nous ? L'importation culturelle.../.../ Alors qu'avant 1880 nous étions conscients de ce phénomène et le surveillions, aujourd'hui notre vanité ne nous permet plus de le faire, nous apportons la culture sans contrôle, et c'est tout ». La déviation de la critique culturelle vers la critique littéraire a été l'un des plus grands dommages causés à la culture roumaine ». Bien qu'il semble que des progrès aient été accomplis depuis 1848, nous sommes en réalité restés au même niveau. On se souvient de la maturation des capacités d'expression, de la langue. « Depuis lors, le facteur culturel le plus important qui soit s'est constitué : la langue. C'est donc dans la langue que nous avons une petite tradition, c'est dans la langue que nous trouverons les limites des emprunts à l'Europe, c'est dans la langue que nous trouverons des modèles ». Mais ce n'est que dans la langue que nous trouverons des modèles - chez Odobescu, Eminescu, Arghezi, Galaction - poursuit l'auteur. Mais ils ne peuvent pas être présentés comme des modèles littéraires, car les pays étrangers peuvent fournir « un archétype » pour chacun d'entre eux. En d'autres termes, il ne s'agit pas d'écrivains originaux, propres à la culture roumaine - leur modèle artistique peut être identifié ailleurs. Une conclusion soulignée dans l'esprit de la préface d'Images et livres de France : « La littérature roumaine n'a eu pour l'instant que la valeur d'un modèle linguistique - tout comme la critique roumaine (culturelle et littéraire) n'a eu d'autre valeur que celle de l'action, une valeur nationale, pragmatique - jamais esthétique, et donc jamais européenne ». En résumé, la manifestation de la critique culturelle avait été bénéfique en ce qu'elle permettait de prendre conscience de ce qui était pris ailleurs ; après le renoncement à ce type de critique et la diffusion exclusive de la critique « esthétique », la seule chose qui a progressé a été le raffinement de l'expression, de la langue littéraire, le reste se faisant sous l'égide de l'imitation. N'oublions pas l'exubérance des « esthètes » qui méprisaient la critique culturelle... Pendant longtemps, ce type de critique, post-majoritaire, a méprisé ce qu'avait fait Maiorescu. Il avait eu la mauvaise habitude de comparer les repères culturels européens avec les productions locales. Cette méthode a été abandonnée lorsque tout a été limité aux productions nationales. Dans les nouvelles circonstances, d'innombrables « grandes valeurs », « grands talents », « œuvres exceptionnelles », etc. émergent. La valeur est... amplifiée si le cercle des personnes pour lesquelles elle a un pouvoir de circulation est limité. Bien sûr, dans un village (nous avons longtemps été un pays éminemment agraire), il y a des gens à la tête de la communauté qui apparaissent différemment si on les place au niveau d'une ville (d'où le dicton roumain : mieux vaut être à la tête du village qu'en bas de la ville...) ; sans parler du changement de perspective lorsqu'il s'agit de comparer avec la littérature européenne ou mondiale... Le jeu avec les « grandes valeurs » locales commence avec le moment capté par Fundoianu - et se poursuit aujourd'hui. La conclusion du jeune commentateur est catégorique : « nous ne pouvons pas plus avoir une critique esthétique aujourd'hui que nous ne pouvions avoir une critique esthétique en 1840 ». La critique culturelle n'est pas seulement la seule possible, elle est la seule nécessaire ». L'imitation, qu'on le veuille ou non, est devenue la condition de la littérature roumaine - une condition qui se manifeste encore aujourd'hui. Dans tous les domaines, y compris la critique et la théorie littéraires. Ce que Fundoianu a dit il y a un siècle est toujours valable. L'exercice de la critique roumaine a la valeur d'une action nationale et pragmatique - un élément nécessaire pour réguler le fonctionnement d'une activité littéraire nationale. Dans un contexte plus large, dépassant les frontières de la culture roumaine, il est rarement devenu significatif.
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Cette excursion dans l'histoire de la critique roumaine devient l'occasion de clarifier sa propre position dans le contexte de la critique roumaine. Fundoianu avoue qu'il appartient « à l'école critique moldave de Russo, Kogălniceanu et des “Junimei” ». Il avoue avoir eu un moment l'idée de faire de la critique littéraire - mais la tentation « était là dès le début », « vaincue par le besoin national /.../ de remplir avant tout notre rôle d'importateur de la culture européenne ». L'auteur justifie donc son attitude dans Images et livres de France par un acte de critique culturelle. « J'ai expliqué dans le livre qui a assumé cette activité (Images et livres de France) pourquoi un livre sur les écrivains français est un livre de critique roumain - je l'ai expliqué comme un impératif culturel et, en même temps, comme un travail de sélection, de limites. Le texte de M. Ibrăileanu nous aide à sortir du chaos ; nous revenons alors au point de départ de Maiorescu, à la critique culturelle, c'est-à-dire à la critique des possibilités de croissance, d'enrichissement et de désassimilation d'une culture ». L'examen des thèses dans L'esprit critique dans la culture roumaine est suivi par la question de la contribution roumaine à la culture universelle. (Non sans avoir reproché à E. Lovinescu, dans la revue duquel il a publié, de s'être limité à la littérature, celle-ci ne pouvant exister seule, mais devant être liée à l'ensemble de l'existence culturelle...) « La culture roumaine n'a-t-elle rien apporté de nouveau, rien de spécifique ? /.../ Aucune contribution, heureuse et nouvelle, n'a pu être produite depuis notre apparition dans l'histoire ? » La réponse n'est plus catégorique, comme dans le cas de la préface incriminée - bien qu'elle ait une certaine touche d'originalité. L'idée d'attribuer l'un des traits marquants de la vie historique des Roumains à... leur passion pour les livres est en effet inédite. (Il convient de souligner que cette remarque remonte à 1922, lorsque ce compte rendu du livre d'Ibrăileanu a été publié dans « Sburătorul literar » ; car s'il était question de l'amour des livres chez nos compatriotes aujourd'hui...) L'auteur poursuit en disant que les Roumains croient au monde des livres, aux libraires - transformés ainsi par Fundoianu en un peuple de livres... Nous avons apporté quelque chose de nouveau - d'une valeur culturelle inimaginable - et si nous devons toutes nos infirmités à cette nouveauté, nous lui devons, en retour, le fait d'avoir une existence nationale, une physionomie. Mais cet apport n'est pas le fait de la génération de 48, il remonte aux sources les plus anciennes de l'histoire roumaine : les chroniqueurs en ont été les véritables créateurs. La Roumanie d'aujourd'hui, d'origine obscure, traco-roumaine-slavo-barbare, doit son existence et son appartenance européenne actuelle à une erreur féconde qui est devenue, au service de l'instinct de conservation, une idée fixe : l'idée de nos origines latines. Sans cette illusion, nous serions peut-être restés une tribu incohérente et balkanique. L'histoire politique et culturelle des Roumains n'est rien d'autre que l'histoire et l'aventure de cette idée fixe et féconde. /L'illusion d'Israël, par exemple, d'être le peuple élu, l'a poussé vers son aventure, unique dans l'histoire. Notre illusion, transformée en vérité, d'être latins, a créé un pays et nous a donné des besoins européens, dont le premier est de faire partie de l'Europe. Nous sommes latins depuis aussi longtemps que nous pensons l'être, c'est-à-dire depuis environ 300 ans. Notre culture a alors apporté sa seule et plus grande note spécifique ; l'idée de notre latinité est un produit exclusivement culturel, mais avec des fruits culturels et politiques. . Si elle nous a poussés vers la France, et si notre rôle de colonie de la France était inévitable, c'est une conséquence de la prémisse que nous sommes latins - voici le revers de la médaille. » Fundoianu en tire les conclusions qui s'imposent : « Si l'idée que nous sommes latins nous a été d'une utilité inimaginable, cette idée nous empêche aujourd'hui d'élaborer l'autre note spécifique sans laquelle nous ne pouvons pas exister. » Si nous restons de simples « consommateurs de la culture européenne », nous ne pourrons pas créer une identité européenne distincte - une idée que l'on retrouve chez de nombreux analystes du phénomène roumain dans la première partie du XXe siècle - en commençant par Iorga et en finissant par Cioran. L'article, publié la même année que Images et livres de France, se termine par un espoir. « Espérons que le temps viendra où nous pourrons apporter notre contribution personnelle à l'Europe. Il y a un siècle, Bielinski et Tchaadaef pensaient tous deux que la Russie n'apportait rien de nouveau à l'Europe, si ce n'est le samovar. La Russie est née après cette ironie, qui était à l'époque une vérité, une vérité douloureuse. La Roumanie se trouve dans la même situation que la Russie vue à travers les lunettes de Bielinsky. Attendons. D'ici là, observons l'assimilation continue de la culture étrangère (qu'elle se fasse plus lentement, mieux et plus personnellement que le code civil de 1865) ; revenons donc à la critique culturelle ». Sa critique visait, comme on peut le voir, un effet constructif. D'une manière spécifique.
Le jeune Fundoianu (3) - (Fev 25)
B Fundoianu ne figure pas parmi les noms d'écrivains cités partout, lors de réunions officielles ou d'occasions moins officielles... Cette discrétion est quelque peu compréhensible - bien que regrettable - compte tenu de son type d'écrivain, que l'on peut considérer, sans exagération, comme unique - du moins dans l'espace culturel roumain.
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Fundoianu est sans aucun doute un personnage non conventionnel. Mais non conventionnel dans un sens particulier - nous pourrions l'appeler un... authentique non conventionnel. Un homme au destin tout à fait singulier - dans la culture et dans la vie. Pourquoi une telle précision ? Parce que même les non-conventionnels ont tendance à agir en troupeau. Ainsi, les innovateurs, les démolisseurs de statues, à leur tour, tombent rapidement dans la routine... Les groupements, les alliances, etc. annulent l'arrogance de la singularisation. Ce n'est pas le cas de Fundoianu. Les personnes vraiment indépendantes sont seules, elles n'appartiennent pas à des groupements, des mouvements littéraires, artistiques, etc. J'utilise ici le terme conventionnel dans le sens de lieux communs, acceptés, répétés, mis en discussion par instinct. Dans la culture, le conventionnel est un danger. La création culturelle est le résultat de l'action des individus - même si les « gloires » du domaine sont favorisées par... les réseaux de propagation des actes culturels. L'histoire de la culture est tracée par des explosions individuelles se produisant dans le cours égalisateur du continuum... des actes culturels communs... La communication gère la perception des valeurs authentiques, elles n'appartiennent qu'aux individus. Fundoianu est sans aucun doute un écrivain moderne - sans être affilié à aucun groupe.
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B Fundoianu (le futur Benjamin Fondane) publie dans des revues roumaines depuis son adolescence. Au moment de sa migration définitive en France (à l'âge de 29 ans), il a écrit un nombre impressionnant d'articles et d'essais dans la presse de l'époque, ainsi que des poèmes. Le volume Imagini și cărți din Franța (Images et livres de France), qui rassemble une partie de son travail médiatique en langue roumaine sur les écrivains français, paraît en 1922 - lorsque la décision de passer à la scène culturelle française est prise. (Il convient de noter que sa vaste activité journalistique en roumain est largement anthologisée dans l'important recueil Imagini și cărți, publié par la maison d'édition Minerva, 1980, avec une étude introductive de l'un des meilleurs connaisseurs de l'œuvre de l'auteur - le critique Mir- cea Martin.) Sa personnalité culturelle commence à se révéler dès les premières manifestations médiatiques. Dès le début, son écriture se caractérise par un trait qui le distingue. B Fundoianu ne se subordonne pas aux sujets qu'il traite - et ce, non seulement dans l'expression tranchante de jugements personnels, rarement ... conventionnels, mais aussi dans ses incursions dans de nombreux domaines, de la poésie à la philosophie, en passant par l'histoire, la sociologie... Dans ses contributions de vulgarisateur, il élargit toujours l'horizon du commentaire et place la littérature, les arts et les idées en relation avec les développements sociaux et historiques, aspirant dans la plupart des cas à imposer des méditations intégratives. La critique, selon lui, doit nécessairement aboutir à... l'esthétique. « On pourrait dire de la critique : intelligence créatrice. Et l'intelligence créatrice comprendra la sensibilité créatrice. Le critique, dans ce cas, aura une somme de vertus qu'on appelle l'esthétique ». L'opération imposée au critique devrait être de différencier les individus créatifs authentiques - et il y a « autant d'esthétiques que d'individus ».
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Le désir de Fundoianu d'imposer un certain mode de commentaire - dans lequel la liberté de pensée prédomine - est perceptible dès les premières années de sa présence dans les pages des publications. En cela, il se distingue radicalement du critique typique - qui est, par définition, un glossateur. Le jeune intellectuel n'est jamais - même plus tard, lorsqu'il tombe sous le charme de Shestov - soumis au livre, au phénomène, etc. qu'il commente ; au contraire, on le voit faire un effort, et le rendre visible, pour adapter sa liberté aux contours de ce qui est commenté. La règle des glossateurs - ne jamais dépasser les contours du modèle commenté, lui obéir - n'est pas acceptée. Une telle attitude n'est pas présente dans la structure génétique de l'auteur. La capacité à développer le commentaire va au-delà du modèle. Fundoianu a dès le départ une vocation spéculative, il tend vers des constructions théoriques ambitieuses - ainsi seront ses livres publiés plus tard en France. Il a une vision intégrative - c'est pourquoi il est plus proche de la critique d'Ibrăileanu, par exemple. Comme nous l'avons montré, la critique, dans son rôle de critique culturelle, lui semble être la seule critique appropriée à la condition de la littérature roumaine.
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C'est dès ses premiers articles que nous apprenons l'existence d'options littéraires dans l'espace littéraire roumain. Pour Fundoianu, l'écrivain roumain le plus important après Eminescu est Arghezi. C'est un choix naturel, étant donné les critères sur lesquels se fondent ses dissociations de valeurs : l'expression, la langue dans laquelle l'oeuvre est réalisée et le style. « Un écrivain n'est pas jugé sur ce qu'il a réalisé en termes d'idées, mais sur ce qu'il a réalisé en termes de langage. Par ce qu'il a réalisé dans la langue. Eminescu a créé la langue roumaine. Arghezi a cassé le moule et l'a créée à nouveau ». Arghezi est, nous dit-on, le seul écrivain roumain à avoir créé « un style qui lui est propre ». Et bien qu'écrites il y a un siècle, ses analyses sont toujours justes et valables aujourd'hui.
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Dans l'un de ses premiers articles de périodique, anthologisé dans ce recueil, il commente un livre aujourd'hui oublié, le futur écrivain de langue française méditant sur le destin de la littérature. Le style du commentateur est encore hésitant, tenté par... des images plastiques du... règne végétal. mais la « scène » est globale, sans généralisation. « L'homme ne veut pas être ignorant. Il y a de la médiocrité, pour qu'il y ait de la médiocrité, et sa pensée jette des mots, comme on jette du millet pour des canaris. Dans le monde littéraire, personne n'est tenu pour responsable. Nous écrirons donc sur la littérature de demain. » Bien sûr, un sujet trop vague le circonscrit à des observations générales. Nous ne connaissons pas le présent même si nous parlons de ce qui se passe dans le monde. « Mais la connaissance n'est pas nécessairement une condition de l'écriture. L'individu inculte réduit l'univers à l'intuition. » Le cheminement de la pensée est encore hésitant, mais l'auteur est clair sur ses repères. Le présent est mal connu, mais il s'agit de l'avenir de la littérature... La réalité est représentée par la domination... du sens commun. Dominé - hier, dominé aujourd'hui... - par la médiocrité. « Nous aimons la médiocrité et l'art national, parfois le talent.
La guerre venait de se terminer, et les gens de l'époque étaient « dans un âge de népotisme » ; la guerre allait donner naissance à une nouvelle mentalité ; mais les grands événements sociaux, observe-t-il, ne troublent pas beaucoup les grands écrivains : les grands écrivains du passé ne trahissent pas leur contemporanéité avec les événements sociaux troublés... Et le jeune auteur (l'article est publié en 1919, alors que l'auteur a à peine 20 ans) se lance déjà dans un projet : « Nous nous donnons pour tâche de prouver un jour que c'est faux et que les mouvements littéraires ont moins de rapport avec les mouvements sociaux qu'on ne le croit généralement. » Et de conclure, sceptique et catégorique : « La littérature de demain ? Mais l'espèce humaine, pourrie et bâtarde, sera-t-elle capable de produire une littérature de demain ? » L'article n'est pas bien articulé, ni stylistiquement précis, mais il montre d'emblée la tendance de l'auteur à passer de faits peu significatifs à des images globales. Et tant qu'à faire, notons aussi une définition personnelle de l'histoire littéraire (tirée d'un autre article) : « L'histoire littéraire /.../ n'est pas seulement une sélection : c'est un cimetière. C'est l'histoire des épidémies littéraires ». Après les... épidémies littéraires... par lesquelles nous sommes toujours passés, y compris au cours des dernières décennies, nous pouvons constater qu'il est difficile de prouver une telle affirmation. Chaque épidémie avec ses morts - les gloires d'un moment, honorées dans l'histoire des épidémies littéraires.... dont les historiens de la littérature ne parlent plus guère...
En restant dans le domaine des premières clarifications de Fundoianu sur la création littéraire, il convient de noter ses réflexions sur le langage littéraire - qui coïncident avec les réflexions sur le langage littéraire de certains théoriciens de l'école du formalisme. Bien entendu, il ne fait allégeance à aucune école littéraire. Mais il affirme avec force que la langue littéraire est la langue écrite - qui est très différente de la langue parlée. Connaître le roumain à l'écrit est très différent de connaître le roumain à l'oral. Je dirais que leur sens est aux antipodes. Dans la phrase parlée, l'homme est un reproducteur. Sa langue est un pastiche, plutôt une copie de la langue qu'il a apprise enfant, bien mémorisée, les mots ne se détachant pas des objets qu'ils représentent. L'artiste, dans le langage, est un créateur. /Jusqu'à ce qu'il puisse voir son originalité dans autre chose, l'écrivain est obligé de la montrer dans la langue. // Son devoir est de donner naissance à de nouveaux mots ou de tuer les anciens. Laver les mots de la rouille ou changer leur sens. Les mettre dans un ordre différent, afin que du nouveau rapport jaillisse avec véhémence non pas la clarté des mots, mais la clarté de l'image évoquée à partir des mots comme un décalque ». La langue devient un matériau que l'écrivain doit modeler, comme le plasticien le matériau avec lequel il travaille. L'artiste utilise le langage de manière très différente de ceux qui écrivent des messages pratiques. La conclusion ? « ...il y a un génie de la langue /.../ , un génie qui permet la liberté, dans les limites d'une ethnie stable. » Il en déduit que la liberté est limitée par le sens commun propre à la langue roumaine. Spécificité qui, bien sûr, peut varier dans le temps, qui évolue. D'ailleurs, les noms cités par l'auteur (Dosoftei, Miron Costin, Creangă, Arghezi) à des époques si différentes confirment une évolution évidente.
Pas une seule fois au cours de ses observations, les remarques ne s'étendent à des jugements généraux sur la dynamique des espaces culturels. Une discussion sur le symbolisme roumain l'amène à constater qu'à l'époque le symbolisme en France avait quelque 70 ans, alors que dans notre pays il n'était présent que depuis 20 ans... Il fixe, sans l'avoir suivi, le décalage de plusieurs décennies qui apparaît toujours dans notre pays entre les applications locales et les modèles artistiques copiés dans les centres où ils se développent. Ce décalage est encore présent aujourd'hui - je l'ai signalé dans mon essai Postmodernisme postfestum.
Comme je l'ai mentionné, les commentaires dépassent le domaine strictement littéraire. C'est souvent le cas lorsqu'il s'agit d'auteurs paradigmatiques - Creangă, par exemple, considéré comme « le pur écrivain roumain ». « Creangă reflète /.../ avec une clarté effrayante, les vertus, ainsi que les défauts de l'âme roumaine, il désigne sa capacité, clarifie ses possibilités et indique ses limites. » Voyons comment Fundoianu voit le monde roumain tel qu'il apparaît dans les écrits de l'auteur de Humulești (d'autres l'ont également fait, considérant Creangă tout aussi représentatif dans ce sens) : » Voilà, une sensibilité stagnante et superficielle, comme un étang ; une absence de fantaisie ; une volonté qui se dessèche vite et pas de pensée du tout ; les mots sont plastiques avec excès ; jamais musicaux, ils vivent de leur beauté, seule ; l'humour, autant qu'il y en a dans les proverbes, dans les ronflements, dans les cimetières ; la narration pour la narration (comme aux séances de spiritisme), sans qu'il soit nécessaire de donner à l'anecdote une cible ou une coquille de symbole. » Au cours de l'analyse des écrits de Creangă, Fundoianu arrive à une conclusion qu'il soupçonne lui-même d'être choquante - mais qui n'en est pas moins valable. « Creangă est un artiste - et un artiste des mots - dans le même sens que l'art de Mallarmé peut avoir un sens. » Le rapprochement devient possible en direction de la magie des mots, qu'il découvre dans les deux cas - les mots eux-mêmes, avec leur matérialité, avec leur... existence indépendante. Car ce n'est qu'une telle position à l'égard des mots qui rend possible une lecture correcte de Creangă. Mallarme est un artiste ... qui aimait les mots comme des idoles », Creangă est “un artiste qui rencontre joyeusement les mots pour la première fois”. Une telle lecture exige une maturité artistique. Fundoianu affirme également que l'écriture de Creangă n'est en aucun cas destinée aux enfants - contredisant ainsi un cliché pédagogique persistant.
Le jeune Fondoianu (4) - (mars 25)
Dès son plus jeune âge, Fundoianu annonce la perspective dans laquelle il percevra les phénomènes culturels. Il se contente rarement de simples critiques (dans les magazines culturels) ou de comptes rendus de livres (dans les publications scientifiques) - le plus souvent, ou de simples résumés des œuvres présentées. Dans des commentaires sur différents auteurs ou dans des réponses directes à des points de vue contraires, Fundoianu s'attaque à des questions fondamentales. Certains auront sans doute vu dans cette tendance une qualité, d'autres un défaut. Il est beaucoup plus confortable de lire une critique dans laquelle on vous raconte une histoire que d'être soudainement jeté au milieu d'une controverse d'idées - comme cela se produit, une fois n'est pas coutume, dans les écrits du jeune gazetier/essayiste. Fundoianu traite d'un large éventail de sujets, mais la littérature prédomine, et parmi les écrivains, il est surtout attiré par les auteurs français, anciens et nouveaux. Remy de Gourmont est un auteur qui plaît particulièrement au jeune Fundoianu. Cette attirance n'est pas inhabituelle, elle est caractéristique de son futur parcours intellectuel. Remy de Gourmont (1858-1915) a vécu à une époque d'effervescence intellectuelle, avec des contemporains favorables à l'originalité - mais même à cette époque, il s'est distingué par sa trajectoire particulière, par la culture d'idées non conformes à l'esprit du temps, par ses dissociations originales - bref, il a été un auteur singulier, en cela il s'est distingué de beaucoup de ses contemporains. Chez Remy de Gourmont aussi, on trouve ce qui fixera plus tard le profil de l'auteur roumain : dépasser les « limites » des sujets commentés, englober les phénomènes dans des cercles concentriques de méditation qui s'éloignent progressivement du centre, du point de départ... La même soif de questions, dissipée dans des genres variés (romans, commentaires critiques, littérature d'idées), tout comme Fundoianu s'illustrera dans des genres multiples... Son commentateur le suit même dans l'exploration des problèmes grammaticaux. Identité même dans... les détails. Remy de Gourmont avait dit que « ...un écrivain, qu'il soit poète, philosophe ou romancier, doit être aussi grammairien ». J'ai déjà mentionné la préoccupation de Fundoianu pour la syntaxe. L'un des problèmes culturels qui préoccupait le jeune intellectuel était le rapport entre la modernité et la tradition. Et il trouve une illustration de ce rapport chez Remy de Gourmont. De manière apparemment paradoxale, Fundoianu estime que « la tradition ne se respecte pas en imitant, mais en innovant ». Parce qu'imiter signifie user et vulgariser, l'auteur commenté a fui la tradition, la trouvant ainsi « au bout du chemin, née de l'effort ». « Il a trouvé la tradition comme on trouve, quand on fuit la photographie et la description, la nature ». À travers l'image, Fundoianu affirme que Gourmont trouve ainsi les vraies racines, la tradition authentique, inattaquable dans les reproductions conventionnelles. Il convient ici de noter comment Fundoianu en vient à pratiquer le commentaire critique. Ses textes abondent en images de ce type, ce qui a été « critiqué » par les commentateurs du volume Images et livres, qui comprend également ses commentaires sur Remy de Gourmont. L'auteur y répondra dans le cycle d'articles Critique - vieux problèmes dans « La Rampe ». La réponse, qui concerne un conflit vraiment ancien, entre la critique scientifique et la critique dite d'impression, mérite sans doute un commentaire à part. Pour l'instant, notons qu'aux objections de Felix Aderca, le critique de son livre, qui pensait que dans la critique il fallait maintenir le niveau d'un discours rationnel sans métaphores, l'auteur répond que la critique ne peut pas être séparée de l'art - de sorte que l'utilisation d'images est tout à fait justifiée. Le plaidoyer de la série d'articles susmentionnée est toujours d'actualité - aujourd'hui encore, la querelle de la critique scientifique contre la critique d'impression est parfois déclenchée... Mais revenons au commentaire sur les écrits de Rémy de Gormont. J'ai mentionné la variété des genres dans lesquels Gormont s'exprime. Fundoianu estime que dans cette variété, la critique littéraire occupe néanmoins la place dominante. Et le critère esthétique a toujours été présent dans l'exercice de ses multiples capacités critiques. Le résultat des incursions de l'auteur français dans divers domaines peut donc être réduit à la critique littéraire. Car, conclut Fundoianu, « ...ayant bien établi que, faux dans la connaissance, le monde comme représentation reste un postulat de la critique littéraire. Et Remy de Gourmont pensait que cela suffisait ». Dans son deuxième essai consacré à Remy de Gourmont (L'idéalisme de Remy de Gourmont), il approfondit la question de savoir si la critique doit se situer du côté de la science ou du côté de... la sensibilité. L'art est la création du monde selon sa propre sensibilité. « Avec la naissance de la représentation, le pouvoir de l'art est né ». Ces représentations ne sont pas identiques pour tous les individus (si elles étaient identiques, l'art n'existerait pas). La critique a cherché à expliquer l'essence de l'art, mais en utilisant des méthodes « biologiques, économiques ou mécaniques ». Mais « avant d'avoir une méthode pour connaître les choses, il fallait savoir de quoi se compose la connaissance. Nous devions savoir /.../ de quelle manière notre perception force la réalité à changer ». C'est un principe qui a transformé les sciences exactes - depuis que l'on a compris que l'observateur influence l'observation. Ces précisions sur la subjectivité de la perception permettent à Fundoianu de conclure que le critique est « un fabricant de représentations personnelles comme l'artiste ». Mais ses représentations sont différentes. « Dans la critique dogmatique, le critique impose sa représentation, comme la première loi de l'esthétique. Sa représentation s'appellera : tradition, bon sens, et, au nom de ces deux idoles, tous les autres qui auront osé se révolter seront pendus. » Si nous transposons l'observation de Fundoianu à la réalité du commentaire littéraire d'aujourd'hui, nous reconnaîtrons non seulement la lutte récente entre... la vieille... critique (celle qui mettait au premier plan la capacité de recevoir l'œuvre et de systématiser les impressions comme support de l'action critique) et la critique scientifique (qui, du structuralisme aux idées de Franco Moretti - inspirées de celles d'Immanuel Wallerstein sur le système mondial - sont, en dernier ressort, la transposition des méthodes des sciences sociales, économiques, etc. au phénomène culturel). Il ne s'agit plus, comme dans la critique dogmatique envisagée par Fundoianu, d'imposer à l'art les représentations d'un critique particulier, qui transforme ses perceptions en un dogme généralement valable - mais, dans le cas de... la critique scientifique moderne, d'appliquer aux analyses littéraires des méthodes formulées dans d'autres types de recherche. Bien entendu, les deux hypostases critiques ont des limites évidentes, qui dépendent de plusieurs facteurs, dont la spécificité culturelle de l'environnement dans lequel elles sont pratiquées. Si nous nous référons à des cas concrets, prenons la réalité critique roumaine, avec ses hypostases caractéristiques. En ce qui concerne la critique impressionniste, dans laquelle les particularités de l'« appareil réceptif » du critique sont au premier plan et sont d'une importance égale aux moyens d'expression qui parviennent à imposer l'auteur, les personnalités convaincantes de Lovinescu et de Călinescu se distinguent. Gherea et Ibrăileanu ont été des critiques notables qui ont vu le phénomène littéraire encadré par des déterminations dépassant les limites strictement esthétiques, pour se référer aux classiques du genre. Cependant, en général, si nous nous situons au niveau de la vie littéraire actuelle, conformément à la spécificité culturelle locale, que trouvons-nous ? D'une part, une critique feuilletonesque, dite d'impression, censée fixer une lecture personnelle, subjective - mais qui (à l'exception des personnalités, qui se comptent sur les doigts d'une main, le cas échéant) a le comportement général de clans, de ghettos, de bandes, si l'on veut, dont les intérêts... dirigent... en fait... des impressions personnelles... ..... Ce genre de critique, avec les exceptions qui apparaissent toutes les quelques décennies, voire plus rarement, sont, sous la façade de... la critique impressionniste, la voix des groupes d'intérêt (c'est une question d'impression, mais l'impression du groupe envers les alliés, les ennemis, les non-alignés, etc.) D'autre part, la critique dite scientifique a connu des épisodes clairement délimités par la vogue des orientations critiques venant de l'extérieur. C'est ainsi que nous avons eu une ère de critique stylistique, une ère structuraliste, post-structuraliste, sémiotique, postmoderniste, et aujourd'hui une ère... d'extraction... morettienne, pourrait-on dire (la théorie des centres d'influence et des zones périphériques de Franco Moretti s'applique parfaitement ici... Il y a des zones qui, comme on le voit, restent définitivement périphériques...) Il s'agit d'applications - toujours et seulement d'applications - de méthodes empruntées à l'un ou à l'autre camp. (la France il y a quelques décennies, les USA aujourd'hui, on verra demain). Bien sûr, on ne peut pas être mainstream si l'on n'est pas en phase avec les autres ; les habitudes culturelles sont devenues universelles : tout le monde porte des jeans bleus et des t-shirts, manie les smartphones et s'inscrit sur les réseaux sociaux. La personnalité est reléguée à l'arrière-plan. Dans une critique comme dans l'autre, le trait dominant est spécifiquement local, conforme à la structure culturelle : le groupe, la société de type médiéval... La pratique de groupe les unit, elle est caractéristique, en fait, des deux camps, en tant que trait spécifique...
Nous avons insisté sur une caractéristique locale pour souligner la sigularité de la personnalité de Fundoianu. De l'œuvre de Gourmont, notre analyste dégage les opérations proprement subjectives : « Devant les choses, dit Gourmont, les hommes font des associations et des dissociations d'idées. Certains associent des relations : mots, images ou sentiments. D'autres dissocient. L'artiste opère sur les sentiments. Le critique, sur les idées. Le critique est un créateur, comme l'écrivain ». Le critique cherchera l'originalité dans ses œuvres (il fallait bien en arriver à cette banalité...). Mais là encore, nous tombons dans le bourbier des incertitudes qui ne peuvent être résolues que par le caractère, l'indépendance, le non-alignement - car rien n'est plus facile à proclamer ou à nier que... l'originalité. A condition de ne pas confondre l'originalité avec le goût délibéré du choc - qui a été atteint par les avant-gardes artistiques - qui est autre chose ; et le choc délibéré, programmatique, sans autre ambition, est l'élément le plus éphémère de l'art.
Selon Fundoianu, la méthode de Gourmont consiste en deux opérations. L'une de différenciation, l'autre de mise en situation. La première justifierait l'histoire littéraire - la seconde, la mise en situation (par le style) serait la critique proprement dite. Mais la méthode seule ne suffirait pas. On ne devient pas critique en s'appropriant une méthode. Pour être critique, « il faut du talent, de l'intuition, du goût ». « La critique ne fait plus partie de la physique ou de la géométrie. Elle fait partie de l'art, aussi légitime que l'œuvre, aussi belle et aussi égale ». Après un détour instructif par l'œuvre de Gourmont, Fundoianu en arrive à des vérités connues depuis toujours. L'œuvre critique n'est que le résultat du talent, de l'intuition, de la personnalité, de la capacité d'expression... Des choses connues. Mais la fascination des essais de Fundoianu publiés en roumain réside aussi dans le parcours nécessaire pour y parvenir.
Constantin Pricop - Point de bascule - Avril 2025 - Expres Cultural - trad G&J
Les drames historiques sont-ils « négligés » par les écrivains, par les gens de culture en général ? Ceux-ci se sentent-ils plutôt libres de fréquenter les cercles littéraires, les lancements, les éloges et les ignorances mutuelles, de donner des spectacles sans problème là où on les sollicite ? Selon certains, c'est une vie normale, comme elle doit être, sans être perturbée par ce qui ne relève pas du domaine dans lequel chacun excelle... B. Fundoianu constatait (dans l'article Literatura de mîine - Littérature de demain, écrit alors qu'il était très jeune) que les grands bouleversements de l'histoire... ne laissent aucune trace dans la littérature. Corneille, Racine, Molière, Boileau, observait-il, étaient contemporains des guerres de Louis XIV, mais leurs écrits n'en font nullement mention. Goethe et Schiller auraient été « contemporains du désastre allemand », mais ils ne sont pas devenus plus pessimistes. Il ne découvrirait qu'une seule exception : « Seul le romantisme français, c'est-à-dire sa source, pourrait être soupçonné de concubinage avec la révolution. » Si l'on ajoute mon observation, on dirait que le romantisme allemand était beaucoup plus lié aux événements historiques - le romantisme allemand étant à l'origine du nationalisme ethnique - qui efface encore aujourd'hui les consciences à un certain stade de développement... À la fin de l'article en question, Fundoianu se proposait de prouver - qu' un jour, dans le futur – « que les mouvements littéraires ont moins de liens qu'on ne le croit avec les mouvements sociaux... ». Cette observation aurait pu être une réponse abrupte au type de littérature exigé avec insistance par les dictatures de divers types, par les partis totalitaires, qui prétendaient que l'art devait... refléter rapidement et sans déviation les réalités sociales (en fait... les réalisations du régime, car toute... réflexion critique était rapidement censurée...). L'observation de Fundoianu doit être replacée dans un contexte plus large. Elle ne concerne pas seulement la nature du talent artistique, propre à chacun, mais aussi les structures sociales dans lesquelles l'artiste résonne plus ou moins avec les réalités qui l'entourent. Il suffit de penser que dans un monde où les communications avaient la vitesse d'un courrier à cheval, l'auteur pouvait non seulement s'isoler, mais s'il ne vivait pas dans les rares villes densément peuplées de l'époque, il était en fait isolé et ne pouvait que réfléchir aux traits généraux et permanents de l'humanité. Bien sûr, l'isolement n'était pas obligatoire, ce qui importait davantage, c'était le rythme auquel ces mondes évoluaient et, comme nous l'avons montré, les types de sensibilité des créateurs. L'étude de la relation entre les œuvres des écrivains et les événements qu'ils vivent est un vaste sujet de recherche et d'étude. Des personnalités importantes ont résonné aux grands événements de l'histoire (passée ou contemporaine), de Homère à Léon Tolstoï et à de nombreux écrivains contemporains. Mais ce qui me semble plus important, ce n'est pas tant la manière dont un poète, un prosateur, un essayiste, etc. présente les événements dont il est témoin, mais les mutations culturelles que les séismes de l'histoire peuvent produire dans l'espace culturel. La question n'est pas simple et n'a pas de réponse unique. Mais nous ne pouvons pas ignorer que nous nous trouvons actuellement à un tel tournant et nous ne pouvons pas ne pas nous interroger sur les conséquences que cela pourrait avoir pour l'avenir des générations futures, voire de l'humanité... Des événements graves se produisent dans le monde - il se pourrait que dans un an, voire moins, nous jetions un regard nostalgique sur l'équilibre relatif auquel nous nous sommes habitués... Les grandes puissances manœuvrent pour modifier l'équilibre des forces mondiales, équilibre stable depuis les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Cela a été près d'un siècle de paix. Aujourd'hui, l'Europe est prise entre l'agression barbare de la Russie en Ukraine (et, comme on pouvait s'y attendre, avec une menace pour d'autres régions) et les décisions (disons pour l'instant... controversées) de la nouvelle administration américaine. Sous cette tension, les petits États semblent avoir un rôle négligeable s'ils ne s'unissent pas et n'agissent pas ensemble. C'est une renaissance de l'époque des grands empires et des confrontations mondiales entre eux. Pour rester un élément décisif dans cette sarabande pleine d'imprévus, l'Europe unie doit s'adapter, se reconfigurer. Au cours des deux dernières décennies, des mutations économiques importantes se sont produites, même si elles ne sont pas perçues par la majorité de la population. L'UE a mis en place des systèmes de protection sociale, des restrictions écologiques, etc. qui ont assuré aux Européens un niveau de vie supérieur, sans les privations dues aux crises de toutes sortes. Les données statistiques montrent clairement comment les choses ont évolué. En 2005, le PIB de l'UE et des États-Unis, zones d'importance majeure dans l'économie mondiale, était à peu près égal, avec un léger avantage pour l'économie de l'UE. Aujourd'hui, selon le même indicateur économique, l'économie américaine est manifestement plus importante, presque le double de celle de l'UE. Sur le plan militaire non plus, l'Europe n'a pas progressé, s'appuyant sur le garant universel de la paix, les États-Unis. L'Europe est aujourd'hui confrontée à des défis majeurs, tant sur le plan économique, suite aux droits de douane imposés par l'administration Trump, que sur le plan militaire (l'agression de la Russie contre l'Ukraine est entrée dans sa quatrième année de conflit sanglant). Le mode de fonctionnement de l'UE montre ses limites ; l'unanimité dans la prise de décision est une exigence remarquable du point de vue démocratique, mais elle devient aujourd'hui un obstacle sérieux en temps de crise, lorsque des composantes telles que la Hongrie ou la Slovaquie, au lieu de consacrer l'unité, deviennent les soutiens de l'adversaire. Face à ces nouvelles réalités, il n'est pas difficile d'imaginer que les puissances du continent puissent envisager des solutions encore inconnues mais absolument nécessaires. Soit l'UE devient une fédération, avec tout ce que cette transformation implique, soit elle se restreint pour former une alliance compacte entre les pays qui ont le plus de poids, principalement ceux de l'ouest et du nord du continent, en se débarrassant des éléments excentriques. Actuellement, la tendance est à l'élargissement de l'UE, mais si l'évolution mondiale l'impose, le processus pourrait s'inverser. Parmi les États qui ont été sous la botte russe, les pays baltes, la Pologne, la Slovénie et la République tchèque continueront à faire partie de l'Europe unie, en vertu de compatibilités culturelles évidentes - les autres pourraient rester à l'écart - ou devenir une partie grise de l'Union, où leur importance sera considérablement réduite (y compris en matière d'aide économique...). Le poids culturel dans les évolutions actuelles est indéniable. On constate deux orientations contradictoires. D'une part, l'esprit pro-européen, qui exige une plus grande cohésion de l'UE ; d'autre part, un courant dit souverain, en fait extrémiste pro-Poutine... La Russie a réactivé ses prétentions impérialistes - elle a toujours été définie par une mentalité impérialiste qu'elle ne peut manifestement pas dépasser. Elle reste une puissance dont l'idéal principal est de s'étendre sur de nouveaux territoires, prête à sacrifier ses ressources matérielles et humaines pour réaliser son ancienne tendance à subordonner d'autres pays, d'autres peuples. Il est difficile d'imaginer qu'elle sera prête, dans un avenir plausible, à renoncer à sa disposition permanente à l'agression. Au crépuscule de son règne, Poutine s'est lancé dans une agression brutale contre la civilisation européenne. La guerre en Ukraine n'est qu'un premier pas. L'Europe a toujours été considérée comme une menace pour le projet eurasien qui anime depuis toujours la Russie, quel que soit son ordre social ; il est illusoire de penser que les projets de Moscou vont fondamentalement changer à l'heure actuelle. La haine de l'Europe, de la démocratie, de la modernité, l'idée de soumettre le continent au bon vouloir de Moscou font partie des projets de la Russie. Ses « penseurs » nationalistes, anciens ou nouveaux, ne peuvent concevoir autre chose que... l'Eurasie, une Eurasie russe bien évidemment.
Après la Seconde Guerre mondiale, Staline avait mis la main sur la moitié de l'Europe. Pendant des décennies, dans les pays dominés par l'empire communiste, Moscou a coupé et pendu, instauré la terreur policière, la censure, « contrôlé » le développement économique, modifié la composition sociale, détruisant effectivement les anciennes élites et en érigeant de nouvelles... « élites ». Ces « élites » ne peuvent dépasser leur ancienne condition de vassalité vis-à-vis de la Russie. Une mentalité dont une partie des citoyens des pays autrefois soumis ne se sont pas encore débarrassés aujourd'hui, une attirance qui persiste, dans une proportion destructrice, et qui fait obstacle à l'évolution européenne de leurs communautés. Il est évident que des intellectuels de qualité se sont manifestés entre-temps, certains formés dans les écoles occidentales, mais le mal est profondément enraciné et même certains de ceux qui ont été éduqués dans l'esprit de la démocratie sont tombés, peut-être sans être conscients de la réalité de l'époque, ou conscients, coupables de cela, dans le piège des tendances de l'impérialisme russe…
Dans un contexte mondial agité où l'UE a un rôle important à jouer, la Roumanie est bloquée dans des débats sur un usurpateur auquel l'État n'a pas su – ou n'a pas voulu – réagir comme il se doit. L'ascension de personnes portées par une vague de manipulations étudiées sur les réseaux sociaux, soutenues par des nostalgiques, des membres des services secrets et même des délinquants, montre que la démocratie européenne est encore fragile chez nous, aussi fragile que possible. Sur le plan extérieur, les conséquences de cet épisode peuvent être graves. Des émissaires du Premier ministre ont transmis à l'administration Trump des messages qui montrent en substance que la situation est instable, même au sommet de la hiérarchie. L'opinion publique dans le pays est focalisée sur... le spectacle avec lequel un tiers des électeurs menace de mettre fin à l'européanisation de la Roumanie. L'apathie de la majorité pro-européenne ne peut rester sans conséquences importantes.
Un changement de paradigme à l'échelle mondiale peut-il rester sans conséquences culturelles ? Difficile à imaginer... Chez nous, les intellectuels ont toujours suivi sans hésiter les directives données par les plus puissants. L'Europe en général, mais la France en particulier, a été le modèle suivi pendant des décennies. L'espace culturel roumain a été dominé par les influences de la culture française. Le structuralisme, Roland Barthes, etc., pour nous référer à une période plus proche de nous, ont créé des clones qui ont occupé le devant de la scène pendant plusieurs décennies. À la fin des années 70, la boussole de l'imitation s'est réorientée vers ce qui venait des États-Unis, en général dans le domaine de la langue anglaise. Le mouvement beat et le postmodernisme sont devenus les points de repère des dernières générations. Aujourd'hui, si l'administration Trump rend l'Amérique à nouveau si grande qu'elle commence à s'isoler du reste du monde, que restera-t-il à imiter ? Peut-être assisterons-nous à un retour vers l'Europe. Cela ressemblerait en quelque sorte à un retour aux sources..
Fondoianu (5) - Expres Cultural - Mai 2025
Les études sur Fundoianu suivent une ligne, disons, adaptée au modèle connu de la recherche sur le profil d'un écrivain. Au fil du temps, un modèle tacitement respecté s'est formé dans les études littéraires, maintenant ainsi une structure prévisible. Dans chacun des segments abordés, des coutumes de recherche s'appliquent, avec des normes établies pour chaque séquence. Or, une telle recherche spécialisée trahit le caractère particulier de l'existence littéraire de Fundoianu, qui est un auteur peu ordinaire, non seulement parce qu'il s'exprime dans plusieurs domaines (de nombreux écrivains s'illustrent sur plusieurs plans), mais aussi parce qu'il dépasse avec une fluidité naturelle les frontières entre les genres, passant de l'un à l'autre (poésie, critique littéraire, essais sur les thèmes les plus variés, philosophie, etc. ) comme s'il ne s'adaptait pas à de nouvelles hypostases culturelles, mais adaptait les genres à son essence manifeste. L'approche conventionnelle - études sur sa poésie, études sur la critique qu'il a pratiquée, études sur son esthétique, études sur sa philosophie - schématise la personnalité créatrice, ignorant la caractéristique existentielle : la recherche continue, l'état d'inquiétude sublimé dans l'expression. Cela marque une évolution vitale caractéristique. L'expression de ses recherches a été cataloguée comme existentialisme et a été rapidement associée à l'influence de Chestov. Mais, à mon avis, le philosophe russe n'était que la limite nécessaire à la fluidité de la création de Fondane, il était, pour utiliser une image, l'équivalent des digues qui fixent les limites du torrent prêt à se disperser autrement sur des surfaces beaucoup trop vastes et indéfinies. Chestov, malgré ses refus, poursuit des objectifs philosophiques, cherche à convaincre de quelque chose. Fondane est seulement obsédé par le refus de trop trahir son essence. Une essence composée avant tout – cela peut sembler paradoxal – de refus. En 1938, il publie le Faux Traité d'Esthétique. Selon le titre – aussi faux soit-il, un traité reste un traité –, il devrait nous présenter la manière dont s'articulent un certain nombre de convictions dans le domaine précisé. Mais le faux traité de Fondane consiste avant tout en des délimitations, en des dénégations de certaines réalités qui lui sont proposées. Les thèses de Fundoianu sont, par leur négation, on ne peut plus modernes – ce modernisme qui cherche ses principes dans la remise en question des certitudes. Dans les articles de la période roumaine (l'auteur était très jeune), Fundoianu se montrait méfiant à l'égard des « instruments » de la critique, de ses moyens d'analyse, misant sur une charge exclusivement subjective, sur une mobilisation de la sensibilité existentielle (comme nous l'avons montré dans l'épisode précédent). On retrouve la même position dans Faux traité , ouvrage souvent attribué à l'influence de Chestov, publié à l'époque où Fondane était le plus proche de ce dernier. La continuité avec les positions du très jeune critique, encore loin de devenir le disciple de Chestov, est toutefois manifeste. « Il est vrai que la matière commune : le langage, les sentiments, les parties du discours, entre par inspiration dans une combustion chimique dont aucune force ne pourrait la retirer, la restituant à sa figure originelle. Parler des « idées » d'un poème, des « sentiments » qui y sont exprimés – que leur présence soit souhaitée ou violemment rejetée – revient à prouver que les préjugés les plus stupides jouissent de la vie la plus tenace. » L'arsenal critique, utilisé encore aujourd'hui avec abondance et suffisance, réduit la compréhension de la poésie à des interprétations didactiques, ordonnées rationnellement. J'insiste sur le terme rationnel, car c'est celui que Fundoianu rencontre dès ses premiers exercices critiques/essais. La poésie est donc autre chose que des idées, des sentiments, un ordre... grammatical... : « ... l'acte poétique s'incorpore dans quelque chose pour pouvoir agir, tout comme le radium entre dans une série de matières ou comme Dieu se fait homme ». En dernière analyse, le poème ne peut être connu. Et cette incapacité à le connaître est finalement à l'avantage du poétique. (« L'étude des procédés qui l'ont façonné permettra-t-elle de percer le secret du poème ? Je ne le crois pas. Je ne vois aucun inconvénient à ce que ma propre hypothèse soit déclarée, à son tour, inadéquate ou fausse : tout ce qui échappe à notre compréhension n'est pas nécessairement au détriment du poème. Au contraire, ILS gagnent pleinement à rester incompris. ») Dans la même introduction du Faux traité..., Fondane rappelle une constatation de Jules de Gaultier selon laquelle la religion et l'art ont pour vocation d'inhiber les instincts inférieurs de l'individu. Mais, constate-t-il, une atmosphère dominée par l'esprit critique a supprimé la foi, sa capacité à s'opposer à de tels instincts, avec pour conséquence que seul l'art a conservé le pouvoir d'activer les inhibitions civilisatrices. Fondane ajoute toutefois que cette même faculté critique « a pour effet d'abolir la poésie ». Notre auteur ne se préoccupe pas de la mission moralisatrice de l'art et des religions. Il estime que « la vie a besoin d'eux pour d'autres raisons... et celles-ci sont... les plus importantes ». Du point de vue de l'auteur du Traité... l'art n'est pas exclusivement le Beau, ni le Bien - « c'est quelque chose de plus consubstantiel à la vie, une substance dont la vie ne peut se séparer pour la projeter hors d'elle-même et l'objectiver - dans une science, dans un nom - sans contribuer à sa propre destruction inévitable ». Constat suivi d'un appel inévitable : « Oh, laissons à l'art ses ténèbres, sa confusion, l'opacité de son discours ! ». Au fond, le Traité... ne propose que de rendre « à la vie ce qui appartient à la vie ». À la fin de la préface du Traité... l'auteur souligne une fois de plus sa position vis-à-vis de la raison. Les mots n'ont plus aucun rapport avec la réalité qu'ils désignent. Une constatation qui n'est pas déconnectée de ce qui se passait à ce moment-là dans le monde. « Des mots tels que mythe, ignorance, primitivisme, sang n'ont cependant rien à voir avec le mythe, le primitivisme et le sang rationnels, œuvre exclusive et subtile de notre époque. »
La rationalisation, dit Fondane, et il faut être attentif au fait qu'elle se trouvait sous la réalité des années 1938, lorsque son Traité apparaît, transforme les mots en mythes : « Les droits de l'homme, le progrès, la vérité, la justice, le droit sont tous des mythes ». L'époque mettait en circulation des mythes - dans la réalité, ils ne couvraient plus les mots. « Une raison qui se nie pour des raisons rationnelles reste une raison, et il n'existe actuellement rien, dans notre Europe folle, qui ne soit un produit - ou un sous-produit - de la raison. Ou même de la folie rationnelle... Je me sens presque honteux de devoir rappeler de tels lieux communs.
L'humanité avait commencé à parler de mythes (nation, voix du sang, espace vital, etc.), mais la réalité était tout autre. C'était la réalité brutale du fascisme en pleine ascension. En effet, l'Europe de ces années-là couvrait ses calculs sanglants de mythes, dans une imprudence dont Fondane sera lui-même victime quelques années plus tard. Dans la première partie du Traité..., la description des limites de la raison se poursuit. Cette fois-ci, l'auteur fixe son propre point d'ancrage. Dans une société imaginaire qui miserait tout sur la raison, il développe son discours, la rigueur s'imposerait dans tous les domaines, y compris ceux qu'il considère comme incompatibles avec elle : l'histoire et la poésie. Dans une telle société, tout serait réduit, par l'absurde, « à des structures, des lois, des essences, des institutions, des relations » ; on en arriverait à réduire le réel au rationnel, et le rationnel au bien. L'éthique deviendrait donc ce qui peut être rationnel. Il en résulte, nous dit-on, « une horreur non dissimulée de la réalité empirique : arbitraire, contingente et transitoire ; un mépris sincèrement avoué pour tout ce qui est personnel, affectif, subjectif, sentimental, imaginatif ; une tendance à peine réprimée à considérer l'existence, dans la mesure où elle est irréductible à l'Idée, comme une hallucination irrationnelle des sens, une sorte de projection mythique ». Mais à une telle époque, se demande l'auteur, comment pourrait-on encore comprendre des activités telles que l'art, qui ne peuvent s'inscrire dans la formule de pensée imposée par « le développement actuel des sciences physiques » ? Pour illustrer la manière dont la nouvelle pensée, dominée par la connaissance scientifique, se trouve dans une impasse lorsqu'il s'agit de penser la poésie, Fondane s'arrête à l'essai du jeune Roger Caillois, à l'époque, Le Procès intellectuel de l'art. Dans la description de la pensée contemporaine assumée par Caillois, la poésie apparaît avec « son étrange refus de toute « rigueur », avec sa capacité à produire un effet plutôt « physiologique » qu'intellectuel ». Fondane rappelle que l'incompatibilité entre raison et poésie n'est pas actuelle, elle remonte à l'Antiquité, lorsque Platon exila le poète de la Cité, le considérant comme un imitateur, un incitateur à l'émotion, en d'autres termes celui qui discrédite la raison - or, celle-ci devait devenir le fondement du bon fonctionnement de la cité. À l'historique de la perpétuation du conflit entre raison et poésie, notre auteur ajoute une dimension supplémentaire. Contrairement à l'époque antique, à l'ère moderne, un nouvel obstacle s'ajoute à l'« adversité » en question. Il l'appelle la conscience honteuse du poète, cette conscience honteuse du poète étant une nouvelle « capitulation », une capitulation supplémentaire face au rationalisme. À l'époque moderne, le poète « a commencé, à son tour, à mépriser le « charme », a perdu confiance en la vertu qui fait de lui un poète, en est venu non seulement à détester, mais aussi à perdre la capacité de comprendre le transcendant, le religieux, le mystère : ses supports métaphysiques, ainsi que les passions « frivoles », les affects « irréfléchis » : ses supports existentiels ». En d'autres termes, à l'époque moderne, le poète cède devant la raison : « Pour échapper à l'opprobre universel, il s'est volontairement jeté dans les bras du mécanicisme, du scientisme, de l'éthicisme, de la pensée spéculative ». C'est à ce moment-là que le cas du surréalisme est invoqué pour étayer ces affirmations. Le surréalisme explore l'irrationnel, l'indéterminé « à l'aide de techniques capables de le justifier et de justifier en même temps l'exploitation rationnelle de l'irrationnel ». L'initiative surréaliste aurait volé l'innocence de la poésie, « en aspirant au titre de connaissance, en aspirant au « document » mental, en se donnant des airs scientifiques et en créant l'œuf le plus bizarre qu'on puisse imaginer : le miracle naturel, le mystère mécanique, l'inspiration automatique ». À l'attaque de Fondane contre le surréalisme s'ajoute le chapitre de l'exégèse du courant qui relie la « technique » de dictée automatique aux découvertes de Freud, fondateur d'une science de l'inconscient.
Fondoianu (6) - Expres Cultural - Juin-juillet 2025
Les reproches adressés au fondateur du surréalisme visent précisément l'exploration du subconscient dans l'art, proposée comme source d'exploration du poétique. « Il suffit de lire Les Vases communicants de M. André Breton pour constater qu'il ne s'est aventuré dans le rêve qu'avec le baedeker de Freud dans la mine. » (656) Fondane considère que la poésie et l'esprit scientifique n'ont rien en commun, que la raison, sous quelque forme que ce soit, ne peut déterminer la poésie. Au cours des dernières décennies cependant, comme on le sait, la littérature s'est nettement rapprochée des manifestations de la raison en tant que procédés artistiques. Et la recherche littéraire, a-t-on dit catégoriquement, doit devenir une science. Il est vrai que Fundoianu parlait de poésie contre raison, et non de commentaire du phénomène littéraire ; mais même dans la critique, comme nous l'avons vu, il plaide pour la transformation de la subjectivité en critère déterminant. Dans son ouvrage Faux Traité d'Esthétique (Faux Traité d'Esthétique, Éditions Denoel et Steele, 1938 – ici, les références renvoient à la version roumaine dans Imagini și cărți, éd. Minerva 1980, traduction de Sorin Mărculescu), il continue à souligner l'idée qui lui tient le plus à cœur : l'incompatibilité entre la raison et l'art. La poésie ne peut être assimilée à un objet d'étude scientifique, elle ne peut être soumise à un examen au même titre que les phénomènes susceptibles d'être analysés scientifiquement. Et les effets de la poésie ne peuvent être classés nulle part, ils ne peuvent être mesurés, ni catalogués. C'est une « gratuité » qui remet en question les équations de l'utilité. La nécessité de l'objet artistique est remise en question tant qu'on ne peut lui trouver une raison d'être... rationnelle. « Accepter le « charme », c'est accepter le miracle, l'absurdité ; c'est trahir la « vérité telle qu'elle nous apparaît ». Et le charme, poursuit l'auteur, est d'autant plus fort qu'il se refuse à toute détermination, à toute explication. Une autre précision sur la position de Fondane dans l'opposition poésie/rationalisme : « Il convient de noter que ce charme est d'autant plus grand, d'autant plus pénétrant, qu'il rejette plus violemment nos critères, se moque de nos évidences et considère son ignorance comme un privilège des dieux. Plus le charme est grand, plus il se fonde sur la découverte ou l'expression d'une absurdité primitive. » Ce qu'est et ce que peut transmettre la poésie, dans la perspective de l'auteur du « Traité... », peut être, du point de vue de l'évaluation rationnelle, une « absurdité primitive ». Une absurdité primitive dotée de... charme. La position de Platon à l'égard du poète et de la poésie est, selon Fondane, reprise et amplifiée par Hegel. Et les tentés par Hegel seraient des poètes tels que Novalis, Mallarmé, Paul Valéry - qui rejettent la subjectivité, la matérialité, l'accidentel... Ceux-ci et d'autres s'inscrivent dans un « registre ouvert des pertes de l'essentiel poétique, des retraits et des régressions de la poésie originelle, magique ». La vraie poésie, donc, l'essentiel poétique, ne peut être, selon l'auteur, que magique. Les mouvements littéraires modernes – le surréalisme est cité – sont loin d'avoir retrouvé la vraie poésie. Au contraire, la poésie moderne « pour échapper à l'opprobre universel, s'est jetée de son plein gré dans les bras du mécanisme, du scientisme, de l'éthicisme, de la pensée spéculative ». Après les « réglementations » imposées par le rationnel et le spéculatif, le domaine de la poésie a été réduit à « l'irrationnel et l'indéterminé », mais avec des techniques capables de justifier « l'exploitation rationnelle de l'irrationnel ». On comprend facilement la référence, une fois de plus, au surréalisme. La poésie est réduite à ses éléments constitutifs, cette réalité étant présente « dans chaque page des Vases communicants d'André Breton qui, quoi qu'il en soit, ne peut plus s'en libérer, comme une mouche prise dans la toile collante d'une araignée ». La chute d'André Breton, conclut Fondane, est due au fait qu'il « s'est laissé séduire » par Hegel. Passant par le romantisme français et allemand jusqu'à son époque, Fondane estime toutefois qu'il ne serait pas « un péché » si « demain le poète devait chanter les quanta, les particules alpha ou le spin, comme aujourd'hui il chante la faculté onirique, avec censure et sublimation freudienne », une telle mutation ne pourrait causer « aucun grand préjudice ni à la poésie ni aux sciences, il s'agit de quelque chose qui excite l'imagination, et le poète ne peut guère s'opposer aux excitations ». La vindicte contre Breton continue. « Reconnaissez que la rencontre, chez Breton, entre Platon et Marx est bien plus surprenante que celle, sur une table d'opération, entre une machine à écrire et un parapluie ! Qui aurait cru que ce qui constituait la négation totale de la poésie nous serait un jour présenté comme une affirmation non moins totale, comme le moyen suprême d'atteindre les plus hauts sommets de la poésie ? » Cela semble être une conclusion à l'époque de l'affirmation des avant-gardes dans l'art. Quoi de plus clair à cet égard que l'image de la table d'opération sur laquelle se trouvent une machine à écrire et un parapluie ? Les attaques de Fondane contre Breton et le surréalisme dans Faux Traité d'Esthétique (1938) font suite aux reproches formulés dans Rimbaud le Voyou (1933), où il... dénonce les surréalistes comme étant « parmi mes contemporains ceux en qui j'avais placé le plus d'espoir et à qui je reproche d'avoir finalement transformé en éloquence et en dictature policière le sentiment que nous nourrissions pour le miracle ». Breton et les surréalistes « auraient si longtemps gardé prisonnier Rimbaud lui-même », avec pour conséquence que celui-ci « se serait retrouvé à occuper au sein de cette doctrine une fonction des plus singulières » et « se serait considéré comme complice de cette esthétique impuissante dont tout le sépare ». La responsabilité de la déformation de la poétique de Rimbaud incombe, pour éviter toute confusion, à André Breton, et cela se trouve dans le deuxième manifeste du surréalisme. Mais dépassons cette digression et revenons au Faux traité... et à l'affirmation de Fondane selon laquelle la pensée de Platon et celle de Hegel représentent des philosophies qui excluent, qui dénaturent la poésie. N'oublions pas non plus le reproche adressé à un autre contemporain, le « hégélien » Valéry, qui « vide la poésie de sensibilité, d'histoire, nous interdit le domaine de la souffrance, de la mort, lui attribue son véritable rôle : celui de chanter le drame de l'intellect ». Pour l'auteur du Traité..., le véritable rôle de la poésie ne pouvait être celui-là. Valéry « n'hésite pas à proposer à la poésie une paix durable avec l'intellect ». À l'instar des surréalistes, mais pour des raisons tout à fait différentes, Valéry « veut, avec le concours de la raison et sous son contrôle exclusif, maîtriser l'irrationnel poétique ». Les surréalistes se trouvent ici dans une contradiction évidente. « La raison décide de mobiliser l'irrationnel, elle tente de provoquer consciemment le subconscient ; elle veut obtenir un occulte « clair et distinct... » « Mais tout cela s'avérera être un échec, conclut Fondane, lorsqu'il se rendra compte que « l'occulte provoqué s'est désagrégé, l'inspiration dirigée s'est effondrée, l'irresponsabilité volontaire s'est responsabilisée, le dégel solennel et probant s'est transformé en un explosif pour les yeux du monde, une parade qui n'explosera jamais ». L'auteur du Traité... constate donc une « lutte du spéculatif, du théorique, de l'éthique contre la poésie », la poésie étant toujours perdante. Des pertes avec « le consentement intérieur de la poésie ». Le danger majeur que Fondane voit dans le rapprochement de la poésie et de la philosophie réside dans l'introduction dans la poésie des cadres formels que la philosophie impose au réel, le résultat d'une telle opération étant, par conséquent, la tentative de dénaturer le réel dans les cadres vides de la pensée spéculative. Il s'agit d'un problème d'esthétique de la poésie au-delà du Faux traité..., au-delà des opinions de Fondane - un problème actuel dans une grande partie de la poésie moderne. Voici tout d'abord comment l'auteur formule cette crainte. Le plus grave, soutient-il, c'est que sous l'impulsion kantienne et fichtéenne. suive une soi-disant « libération » de l'apoème de toutes ses prolongations vers l'extérieur, une isolation de celui-ci de l'ensemble existentiel (donc surréaliste) dans lequel il est viscéralement ancré, pour le rendre conscient de lui-même et de ses moyens, pour le penser en fonction de lui-même et de ses moyens. Si les choses n'existent pas en dehors de l'esprit, si elles ne sont que des signes manipulés, alors la poésie renonce à sa fonction de participation aux choses, elle pense, elle pense sur elle-même, et elle pense qu'elle pense. En d'autres termes, la poésie se retournerait sur elle-même, s'isolant du monde, de la réalité, se contentant d'une « réalité » produite par la raison. Et, après avoir pris connaissance de l'opinion de Fondane, pensons à la poésie d'un Nichita Stănescu qui, au moins à partir de ses 11 élégies, introduit une poésie dans laquelle la place de la matière est prise par les concepts. Il apparaît une « matérialité » de la pensée abstraite à laquelle Fondane se serait sans doute opposé. L'évolution de la poésie a pris une direction différente de celle pour laquelle il militait, et sous l'influence de Chestov, l'auteur de La conscience malheureuse. Même s'il pensait que la seule réalisation de l'époque actuelle n'était que la mort de la poésie, nous pouvons constater aujourd'hui que non seulement la poésie n'est pas morte, mais qu'elle a continué à utiliser les moyens suggérés par certains de ses précurseurs comme Valéry ou, dans un registre tout à fait différent, par les surréalistes. Dans son excursus, Fondane formule une synthèse de sa vision de la poésie. Partant de l'hypothèse que les poètes ont apporté ce que les philosophes ont toujours manqué, à savoir « des évidences - des vérités premières valables en tout temps et en tout lieu ». Contrairement aux produits de la pensée abstraite - les sciences, les systèmes politiques, économiques, etc. - dans lesquels, au fil du temps, les vérités sont niées par l'évolution des domaines, « toutes les affirmations des poètes satisfont quelque chose de vivant en nous, une inquiétude du cœur à travers laquelle nous reconnaissons la vie » - des choses valables quelle que soit l'époque. Le poète sort de la sphère des sublimations intellectuelles, il apporte dans ses écrits la réalité - en contraste avec le monde abstrait à travers lequel/dans lequel nous vivons aujourd'hui. Poursuivant ses idées, Fondane passe de manière polémique par Pour la Poésie de Jean Cassou et arrive à Levy-Bruhl et au réalisme des primitifs qui, lorsqu'ils regardent le monde, ne voient pas, comme c'est le cas de l'homme moderne, ce que leur transmet leur mental dominé par la raison, mais voient simplement la réalité. Notre réalité, dit l'auteur en suivant la suggestion de Levy-Bruhl concernant la mentalité des primitifs, n'est qu'en petite partie la réalité proprement dite et est en grande partie un concept, une construction qui ne couvre que dans une faible mesure la réalité véritable. Le romantisme allemand aspirait à élever la poésie au rang de philosophie, mais il a trompé le poète car « il continue à prendre les vérités spéculatives pour de l'argent comptant ». En fait, le concept de poésie était lié au concept d'imagination - « une imagination truquée à l'avance ». Ainsi, le poète s'adresse en fait à une réalité « vidée de sang, de tripes, d'humeurs, car le sang, bien sûr, n'existe pas, puisqu'il n'est pas intelligible ».
Fundoianu (7) - Août 2025
Le contact avec la réalité est, pour l'artiste, de plus en plus faible, estime Fondane, « la réalité lui a été extorquée » - et le drame de la perte du contact avec le réel remonte à « ce romantisme allemand qui voulait « élever » la poésie à la dignité de la philosophie ». Le poète continue à prendre les « vérités spéculatives » comme matière de la poésie, après que la poésie ait été liée au concept d'imagination, « une imagination /…/ dans le concept de laquelle ont été mélangés à parts égales sentiments, sensations, intuitions, souvenirs perçus, réels, et figures complexes inventées par l'esprit, comme le mensonge délibéré ou l'hippogriffe invraisemblable dont nous parle Descartes ».
La destitution du poète de la réalité est pour l'auteur une trahison essentielle, la poésie s'écartant, à la suite de cette trahison, sur une fausse voie. La poésie ne peut plus contenir aucune vérité lorsqu'elle se réduit à des mots, à de simples mots, elle devient « un explosif qui n'explosera jamais ». Chose regrettable et on ne peut plus vraie... L'évolution de la poésie a suivi exactement cette voie, la poésie d'aujourd'hui est... des mots et des jeux de mots, comme l'affirment d'ailleurs de nombreux auteurs avec une fierté non dissimulée. Des mots, des mots - un bavardage incontinent... Fondane identifie le parcours de la poésie moderne (du moins d'une partie importante de la poésie moderne), parcours suivi jusqu'à aujourd'hui, où, après près d'un siècle, nous assistons à la phase suprême de cette évolution. Qui se préoccupe encore de la tragédie de l'identification à la réalité dans le projet du poète de l'entre-deux-guerres ? Avec la Renaissance, l'artiste a tué la réalité, faisant preuve d'une « sorte de volonté compulsive » qui produit tous les trente ans une révolution dans l'art.
Et que sont ces révolutions ? Des tentatives de lancer une nouvelle école artistique, de changer le mode d'expression - trahissant en fait un effort d'adaptation. Adaptation aux nouvelles perspectives des physiciens, prévient l'auteur de Rimbaud le Voyou, circonstance qui contribue à une raréfaction de plus en plus prononcée du réel. Et le réel - l'authentique, tel qu'il apparaît par exemple aux primitifs - est de plus en plus difficile à atteindre.
En poésie, nous sommes donc confrontés à une véritable « crise de la réalité » - qui domine le XIXe siècle. La participation de l'artiste à la réalité devient une illusion et ne peut être éliminée par... des procédés artificiels : les drogues, autres moyens utilisés pour se rapprocher d'une réalité de plus en plus difficile à atteindre, ne sont que des tentatives chimériques. Tout devient une folie « qui n'a abouti à rien de notable ; l'art fait du surplace, il est aussi creux qu'auparavant ; il a fini par se demander s'il avait un sens ; il prêche le chaos et le suicide ». Il semblerait, ajoute l'auteur, que « le revers du rêve dans la réalité était l'effet d'une intuition profonde et admirable ».
D'où vient alors l'échec lamentable de cette orientation de la poésie ? Et il constate que ce déplacement de l'inspiration vers un nouvel espace ne représente pas non plus un rapprochement avec le réel, mais seulement une nouvelle exploitation des possibilités rationnelles. Quant à Breton, il a fait « de l'activité onirique, dont il se revendique pourtant » - « une matière dépourvue de transcendance, de mystère, réduite à des composants intelligibles et mécaniques ». Le poète et théoricien du surréalisme est devenu un cartésien du miracle qui le conduit à proclamer l'échec de Rimbaud... Son rêve « ne se donne plus, n'est plus le surnaturel déversé dans la nature, mais exclusivement la nature déversée dans la nature = l'identique dans l'identique ». En d'autres termes, quelque chose d'inconnu n'est accepté qu'à condition d'être... connu. La formule des surréalistes consiste à manipuler l'irrationnel de manière rationnelle, de sorte que pour Fondane, l'action surréaliste n'est pas révolutionnaire, mais soumise aux tendances rationnelles de l'époque... Avec leur pensée « aristotélicienne-cartésienne », ils ne pouvaient pas revenir à « la stupidité, aux préjugés, à la superstition, à l'absurde » - qui découleraient de la réalité... non traitée, seule matière authentique, selon Fondane, de la poésie...
La critique de l'art moderne se poursuit par l'examen du processus d'élaboration de la poésie, processus au cours duquel apparaissent successivement des modifications, des adaptations du texte ; Or, le poète en état d'inspiration – Fondane revient à Platon – est un possédé, un fou, un homme guidé par la puissance divine – « exactement ce que Rimbaud voulait exprimer par sa formule concise : « Je est un autre ». Et la conception de la poésie moderne éloigne le poète de l'état originel du poète, tel que le voyaient les anciens. L'essence de la poésie suppose autre chose, une vérité « qui transcende l'acte intellectuel et la pureté morale, une vérité pour laquelle l'existence existe, comme le corps, comme les images, pour laquelle Dieu lui-même est image, vision, et non pur acte d'un esprit vide... » La pensée « spéculative et éthique » a trahi le réel. (Ceci, estime Fondane, n'est pas seulement une trahison de la vocation de la poésie, mais une maladie de l'homme moderne, de l'homme civilisé.) Conclusion inévitable : « Celui qui retouche le poème est toujours Quelqu'un d'autre ; et ce qu'il retouche, ce qu'il élimine, c'est toujours et encore le Moi ». Le véritable poème devrait être le résultat d'un état de grâce - et non de retouches rationnelles...
Dans la sixième partie du Traité... Fondane rappelle la gratuité de la poésie, l'acte de contemplation qui lui est inhérent, gratuité qui devient « immorale » dans une société qui ne recherche que des solutions utiles et efficaces. Avec une telle mentalité, tout doit être récupéré et rendu efficace, même les énergies dépensées dans un « jeu gratuit ». Conversion et réutilisation. Dans ce contexte, même la poésie peut être détournée, par exemple pour... chanter « l'État, la patrie ou la révolution ». Pour Fondane cependant, même si le vrai poète s'attribue une mission civique et éthique, le résultat de l'acte de création sera toujours... la gratuité fondamentale de l'acte poétique.
La perception du concret, illusion inaccessible au monde philosophique des essences, est propre à l'homme ordinaire et au poète. La poésie ne peut transmettre que le vécu, et notre vie vécue ne répond « ni au concept de réalité, ni à celui de vérité ». L'homme ordinaire prend au sérieux « un monde transitoire et mobile, qui n'est qu'une fabulation de nos sens ». Il en va de même pour le poète. Ainsi, si la poésie est contemplation, la question qui se pose est : « contemplation de quoi, au fond ? ».
La poésie ne peut être une simple contemplation de ce qui n'existe pas - la poésie, conclut Fundoianu, « est une nécessité et non un plaisir, un acte et non une détente ; le poète affirme, la poésie est une affirmation de la réalité. Lorsque nous écoutons une œuvre d'art, nous ne contemplons pas et ne nous délectons pas, nous rétablissons un équilibre brisé, nous affirmons ce que nous avons honteusement nié toute la journée : la pleine réalité de nos actes d'espoir, de notre liberté, la certitude obscure que l'existence a un sens, un axe, un garant ».
Et si les ignorants ne manifestent pas d'intérêt particulier pour l'art, celui qui sait, celui qui sent « que rien autour de lui et en lui n'est réel » manifeste un besoin organique de poésie. L'artiste lui apporte cette aide, grâce à son art, le poète peut atteindre un état d'existence inexprimable sous toute autre forme d'expression. Fondane conçoit un monde dans lequel l'existence humaine n'est pas « dénaturée » par la raison. Une raison qui a fixé des repères, formulé des lois. Il souligne la difficulté d'identifier un tel stade de l'humanité en constatant que même Kierkegaard n'avait pas réussi à imaginer un monde qui existerait avant le bien et le mal - avant le moment où la raison a établi les repères sur lesquels se déroule l'existence. La pensée a fixé l'essence de la liberté, de la perfection. De sorte que ce qu'on appelle aujourd'hui l'innocence « n'a rien à voir avec l'innocence adamique ; celle-ci n'était que paresse, inconscience, rêverie, stupidité ; notre innocence, en revanche, réside dans la primauté de l'intellect sur l'existence, je veux dire du Bien sur le Mal, sur la Vie ». La croyance des poètes aurait été autre - et il cite Rimbaud comme témoin, « le poète qui, le premier, allait ouvrir la poésie moderne aux tentations de la connaissance », lui qui « allait exprimer le mieux les désirs profonds de la poésie éternelle ». Rimbaud, à travers ses rêves (« un rêve de paresse grossière » ; « je ne travaillerai jamais » ; « on nous avait promis que l'arbre du bien et du mal serait enfoui dans l'ombre, que les honnêtetés tyranniques seraient déportées pour nous apporter l'amour trop pur ») ne demandait pas un nouveau paradis, mais l'ancien paradis, celui que le Fils de l'Homme avait connu. Dans sa poésie, « tout se passe comme si la poésie était le lieu de la rupture, de l'effondrement, comme celui du remords, de la nostalgie de ce qui était avant ». Le poète (générique) exprime une nostalgie d'un âge primordial, « d'une innocence primitive, fabuleuse ».
Dans un fragment révélateur, Fondane dévoile ce qu'est, au fond, la poésie : « La poésie est le lieu même - l'esprit - où le péché a la nostalgie de la foi ; ou, en d'autres termes, le lieu même où la conscience rêve de la possibilité d'un acte pur, libre, puissant, qui déplacerait des montagnes ou créerait le poème - en jouant. » Dans cet ordre, « la perfection serait de commander à la réalité, et non de s'y soumettre passivement ». La raison est incapable de posséder, elle ne peut que décrire et comprendre. Elle décrit et, pour être intelligible, appauvrit et déforme la réalité.
En résumé, le poète appartiendrait à un monde antérieur à l'ère... de l'intelligence, de la raison qui, depuis des siècles, a modelé l'humanité au nom de certaines valeurs - des valeurs qui, du point de vue de Fondane, cachent et falsifient les sentiments qui devraient devenir l'essence même de la véritable poésie. L'auteur est conscient qu'en circonscrivant la poésie dans le domaine de « la paresse, de la bêtise, de l'absurdité, en mettant en évidence son horreur de la morale, du travail » - ce qu'il avait d'ailleurs fait tout au long du Traité... - cela revient à lui tendre le piège le plus cruel qui lui ait jamais été tendu. Mais il ne voit pas d'autre solution. Voici les alternatives : d'un côté « la connaissance, la science, l'éthique », de l'autre la poésie (la paresse, l'horreur du travail...). En opposition au monde pratique se trouve la joie perdue « dont l'existence est proclamée par la poésie ». Certes, les constantes de la vie moderne ne peuvent être négligées, mais il se demande si l'ignorance ne pourrait pas s'apprendre, « si elle relevait du pouvoir des sentiments, des passions, des préjugés de notre imagination - de notre stupidité, en un mot - postuler une autre réalité, plus vraie que celle du réel austère, à la seule condition d'affaiblir un peu, oh, si peu ! la contrainte inexorable » de la pensée éthique et physicaliste.
Car la poésie peut être une expérience véritable, la vérité libératrice. « La poésie, comme la philosophie, n'est pas un « délice de la sensibilité », mais une pensée en lutte avec la réalité ultime ». Le traité... se termine de manière prophétique. Il trouve incomplète la constatation sans cesse répétée selon laquelle la poésie moderne a pris conscience d'elle-même ; « ... en fait, la poésie moderne a pris conscience d'elle-même comme néant. Mais peut-être est-il vraiment temps que la poésie perde complètement conscience de ce qu'elle est ; et alors, ne craignant plus que l'imbécillité ne règne, elle placera peut-être enfin sa propre réalité au centre même de la réalité. »
Fundoianu (8) – Septembre 2025
J'ai soigneusement noté la succession des idées dans le Faux traité... en cherchant à suivre les directions développées par l'auteur. Il faut dire que, d'après la fréquence et l'insistance des commentaires, le Traité... n'est pas l'œuvre qui suscite particulièrement l'intérêt des commentateurs de Fondane. Elle revêt toutefois une signification particulière, dont je soulignerai la pertinence. Le Faux traité d'esthétique était, comme nous l'apprend Monique Jutrin (Avec Benjamin Fondane au-delà de l'histoire ou les carnets d'Ulysse), un titre qui poursuivait Fondane depuis son arrivée à Paris (en 1924) ; il s'agissait d'un livre avec lequel l'auteur voulait « en finir avec la contemplation esthétique ». Des fragments ont été publiés au fil du temps dans divers magazines, notamment dans les Cahiers du Sud. En ce qui concerne les réactions de l'auteur à la parution du volume (en 1938, aux éditions Denoel), à un moment de tensions de mauvaise augure pour l'Europe, qui, malheureusement, vont bientôt éclater, il convient de retenir sa déclaration dans une lettre à Denis de Rougemont. Ces mots révèlent l'importance accordée à l'étude par rapport à la réaction des lecteurs avertis : « Ils ont vu / dans le livre / une simple défense de la poésie, alors qu'il s'agit en fait d'une défense du réel ». Le faux traité... était donc, dans l'intention de l'auteur, plus qu'un livre sur la poésie, sur l'art en général, plus qu'un traité d'esthétique : il se voulait une méditation à la signification large. Les commentateurs ont relevé plusieurs choses qui s'imposent dès la première lecture. Par exemple, le fait qu'il ne s'agit pas d'un traité au sens courant du terme (et l'auteur le précise dès le titre...). L'ouvrage a trop peu en commun avec les traités académiques d'esthétique ; il ne parle pas des principes qui domineraient l'espace des arts ; il ne cherche pas à présenter des vérités universellement valables, qu'il exprimerait avec l'impassibilité de l'objectivité académique, mais soutient avec passion un programme personnel, subjectivement assumé, concernant l'art et en particulier la poésie ; un programme qui non seulement n'est pas universellement valable, mais qui s'oppose sans hésitation à ce que propagent ses contemporains. L'un des commentateurs les plus avisés de l'œuvre de Benjamin Fondane, Olivier Salazar-Ferrer, estime que le Traité... cristallise un ensemble de polémiques », avant de poursuivre, dans la présentation de l'ouvrage, en mentionnant chacune de ces polémiques. Les positions « polémiques » sont donc passées en revue les unes après les autres. Par exemple celle avec Roger Caillois et son Procès intellectuel de l'art (1935) et ce qui résulterait de son point de vue rationaliste : la culpabilisation de la subjectivité. La position en dehors de la « rationalité » de la poésie, soutenue par Caillois - et par un certain nombre d'intellectuels à commencer par Platon -, a déterminé « une conscience honteuse du poète » (sur laquelle Fondane reviendra à plusieurs reprises au cours de son étude pour désigner l'auto-positionnement de la poésie dans le contexte d'un monde entièrement rationalisé). Ou la position polémique vis-à-vis de Jean Cassou – et de sa conviction que l'engagement politique du poète serait la valeur la plus importante de la poésie moderne – illustrée par les surréalistes qui, par leur engagement politique, auraient donné à la poésie la capacité d'agir. Paul Valéry, poursuit Olivier Salazar-Ferrer, n'échappe pas non plus à la réception polémique, avec sa tentative de définir un univers poétique pur, isolé de toute intrusion non spirituelle. Le romantisme et le surréalisme deviennent à leur tour des motifs de déploiement de l'esprit polémique.
Cependant, la polémique dominante du Faux traité..., telle que la voit Olivier Salazar-Ferrer, nécessite quelques précisions. Il est facile de reconnaître le style incisif du commentateur, avec ses opinions personnelles toujours présentes sur les auteurs, les œuvres, les idées soumises à son observation - une caractéristique signalée dès le début de l'écriture critique de Fundoianu. Mais c'est le moment opportun pour ouvrir une parenthèse nécessaire sur l'attitude polémique propre à Fondane. Et pour bien situer cette caractéristique, il faut noter que ce que l'on appelle habituellement la critique recouvre des réalités très différentes. Il existe plusieurs types de critique littéraire/culturelle, qui doivent être classés dans des catégories distinctes, n'ayant pas grand-chose en commun. Il existe une critique négative, pratiquée par des critiques que les profanes qualifient d'« impitoyables ». En réalité, ceux-ci sont des critiques tout aussi dépourvus du don de faire des commentaires pertinents, objectifs, etc. que les critiques qui louent tout sans distinction. Tout louer ou tout nier n'a rien à voir avec la véritable vocation du critique, avec la véritable analyse, avec la véritable évaluation - cela devient, en fin de compte, une routine, un... métier. Il s'agit généralement d'auteurs rudimentaires. La critique journalistique est également un métier. Elle a pour but de présenter simplement un livre, un spectacle, une exposition, etc. comme une réalité récente, qui doit être portée à l'attention des consommateurs potentiels. Sans jugement de valeur. Le jugement favorable est donné par la simple mention du livre, de l'exposition, etc. Si cela ne le méritait pas... Une telle publication doit seulement offrir une description correcte, aussi proche que possible de la réalité, de l'objet présenté. Et... c'est à peu près tout. Enfin, il existe des essayistes qui développent des idées et des impressions, ou qui sont les auteurs d'études approfondies couvrant un domaine artistique, présenté de manière synchrone ou diachronique. Cependant, ceux-ci travaillent avec des valeurs confirmées - il est absurde de consacrer des études à des auteurs sans valeur (même si, bien sûr, les absurdités n'ont jamais manqué...). Il peut toutefois exister des climats culturels dans lesquels les genres habituels de la critique sont abusés et déformés. L'orgueil, l'absence de traditions solidement ancrées, le manque de sens des réalités ou le mépris délibéré de celles-ci ont par exemple transformé, dans l'espace culturel roumain, de nombreux journalistes ordinaires en « juges sûrs d'eux » des valeurs artistiques, culturelles, etc. Beaucoup de ceux qui sont impliqués dans le « commerce intellectuel » sont aujourd'hui de tels spécimens. Soutenus et cotés, à leur tour, par des groupes/magazines/associations, etc. du même calibre.
S'ils sortent de la sphère d'influence des groupes qui soutiennent ces personnages « ...autonome », ils deviennent ce qu'ils sont en réalité : insignifiants. J'ai décrit l'actualité (plus ancienne ou plus... récente) de l'espace culturel roumain afin de préciser le sens des termes. Et pour souligner la différence avec le style polémique de Fundoianu. Celui-ci ne refuse pas catégoriquement, n'érige pas non plus de statues - il n'est pas un négativiste invétéré (dans un milieu culturel comme celui de l'Hexagone, un tel comportement n'aurait aucune chance d'être accepté), et encore moins un adulateur. Sa manière de s'opposer n'implique pas un tel comportement. En fait, lorsqu'il développe un point de vue, son esprit spéculatif déclenche des amplifications qui participent au thème en discussion, déplaçant le plus souvent le sujet vers de nouveaux horizons, lui donnant de nouvelles dimensions, proposant de nouvelles solutions. L'observation sur sa manière de polémiquer a probablement déjà été faite - en tout cas, elle est évidente. De telles amplifications, déviations, exégèses inédites du sujet mettent inévitablement en avant des contradictions, des inadéquations, etc. C'est la manière polémique du Faux traité. Nous avons vu les directions que prennent les rejets de Fondane dans Le Faux Traité... En fait, ce qu'il soutient, ses affirmations, se dessine davantage par ce qu'il refuse que par ce qu'il affirme explicitement. Voici comment il rejette, par exemple, la poésie dite engagée, militante, etc. Une telle poésie ne peut exister - et il explique pourquoi : lorsqu'il conçoit une « poésie militante », le poète, s'il est un vrai poète, s'exprimera toujours en termes essentiellement poétiques - c'est-à-dire qu'il admirera une fleur, sentira l'odeur de la terre, etc. Il existera poétiquement à travers la perception essentielle des éléments. Tout aussi injustifiée serait l'esthétique rationalisée, académique, à l'égard de laquelle l'auteur ne montre aucune indulgence... D'importantes énergies sont consacrées à l'étude de la manière dont la poésie a été falsifiée par des innovations introduites par la poésie elle-même. Le romantisme allemand. Paul Valéry... Les écoles poétiques de divers types formalisent (= rationalisent) des idées qui « deviendraient » de la poésie.
Fondane a été catalogué par certains commentateurs comme un participant déclaré aux mouvements d'avant-garde. Il a en effet publié des articles dans des revues d'avant-garde (en particulier en Roumanie). Mais dans Le Faux Traité... apparaît clairement le rejet total de l'idée d'école poétique. Et les rejets les plus forts, avec des arguments soutenus, sont ceux adressés au surréalisme. On n'a pas beaucoup insisté sur cet aspect important du commentaire, probablement parce que le surréalisme est devenu un mouvement puissant et que Fondane aurait pu apparaître comme... anachronique. Mais sa critique est solide et correctement argumentée. Elle comprend entre autres la suppression du lien invoqué entre le surréalisme et le poète décisif pour le retour de la poésie vers la modernité - Rimbaud. Ce que Fondane reproche avant tout au surréalisme, c'est la formalisation et la rationalisation – son opinion est que les surréalistes sondent l'inconscient à l'aide d'un guide de vulgarisation des théories de Freud... Au fond, en parlant de l'inconscient, dit Fondane, les surréalistes ont rationalisé... l'inconscient, rationalisant ainsi la poésie. En conséquence, la transformation de la poésie de cette manière permet beaucoup d'autres choses, y compris la politisation de la poésie. Du point de vue de la poésie (de la vraie poésie), l'intervention de l'esprit critique sur l'existence de la poésie n'est pas possible ; l'observation de la manière dont les poèmes sont écrits aujourd'hui, avec des retours en arrière (après des évaluations... critiques), des refontes du texte - tout cela fausserait la poésie en tant que révélation originelle, mythique - qui devrait en fait correspondre à l'origine de la vraie poésie. (Il est cependant difficile de croire qu'un poète d'aujourd'hui renoncerait à travailler sur le texte...) Selon Fondane, la poésie dans son sens authentique serait la nostalgie de la vérité première, révélée à l'homme à ses origines. Une reviviscence d'un état primordial, mythique, un contact avec la réalité première qui n'a pas encore été aliénée par la raison. C'est une perspective soutenue par des études anthropologiques, qui avaient alors acquis une audience particulière dans la vie culturelle occidentale. La « découverte » du primitivisme marque l'époque, l'archaïque est, à partir de cette période, présent dans les arts plastiques (Picasso, Brâncuși) ou dans la poésie (les surréalistes - Breton, Aragon…). Mais si, dans la plupart des cas, la découverte de l'archaïque se résume à un rafraîchissement des formes, Fondane cite Levy-Bruhl pour l'hypostase existentielle de l'archaïque - pour l'expérience unique du contact avec le réel, vivante dans la personne du primitif.