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Zoom

Zoom 17 - Fernando Pessoa

Recettes pour devenir un philosophe unique 

et un poète indispensable



Dans ce zoom il suffit peut-être de dire ces quelques mots 

de présentation à l’intention de jeunes gens qui découvrent 

la poésie, pour que la poésie les aide à construire leur vie. 

La frontière entre philosophie et poésie s'efface grâce la 

parole vive de Pessoa. Son recueil Le gardeur de troupeau 

est un sommet parmi des sommets et des sommets de la pensée. 

Fernando Pessoa prouve en quelques lignes que la philosophie 

est capable d’être de la poésie et réciproquement…



Extraits de Poèmes désassemblés, Pessoa.




Vérité, mensonge, certitude, incertitude....


Cet aveugle là-bas sur la route connaît aussi ces paroles.


Je suis assis sur une haute marche et je serre les mains


sur le plus haut de mes genoux croisés.


Eh bien, vérité, mensonge, certitude, incertitude, qu’est-ce que tout cela ?


L’aveugle s’arrête sut la route,


sur mon genou j’ai décroisé les mains.


Vérité, mensonge, certitude, incertitude, tout revient-il au même ?


Quelque chose a changé dans une partie de la réalité – mes mains et mes


   genoux.


Quelle est la science qui explique ce phénomène ?


L’aveugle poursuit son chemin et je ne fais plus de gestes,


ce n’est déjà plus la même heure, ni les mêmes gens, ni rien de pareil.


C’est cela, être réel.






Toi, mystique, tu vois une signification en toute chose.


Pour toi, tout a un sens voilé.


Il est une chose occulte en chaque chose que tu vois.


Ce que tu vois, tu le vois toujours afin de voir autre chose.


 


Pour moi, grâce au fait que j’ai des yeux uniquement pour voir,


je vois une absence de signification en toute chose ;


je vois cela et je m’aime, car être une chose c’est ne rien signifier,


Être une chose, c’est ne pas être susceptible d’interprétation.


 


Traduit du portugais par Armand Guibert


In , «Fernando Pessoa : Le gardeur de troupeau et les autres poèmes


d’Alberto Caeiro »


Editions Gallimard, 1960



Sentir tout de toutes les façons,

Avoir toutes les opinions,

Être sincère et se contredire à chaque instant,

Se déplaire à soi-même en toute largesse d'esprit,

Et aimer les choses comme Dieu.


[...]


Je porte dans mon coeur,


Comme dans un coffre qui ne ferme pas tant il est plein,


Tous les endroits où je suis allé,


Tous les ports où j'ai abordé,


Tous les paysages que j'ai vus à travers des fenêtres ou des hublots,


Ou depuis des dunettes, en rêvant,


Et tout cela, qui est tant, est si peu comparé à ce que je désire.



[...]



J'ai voyagé dans plus de contrées que celles où j'ai abordé...


J'ai vu plus de paysages que ceux sur lesquels j'ai posé les yeux...


J'ai éprouvé plus de sensations que toutes les sensations que j'ai ressenties, 


Car, plus j'ai ressenti, plus m'a toujours manqué quoi ressentir


Et la vie m'a toujours fait souffrir, elle a toujours été étriquée, et moi malheureux.


A certains moments de la journée je me remémore tout cela et je suis épouvanté,


Je pense à ce qui me restera de cette vie en morceaux, de cet apogée,


De cette route en lacets, de cette voiture au bord de la route, de cet avertissement,


De cette turbulence tranquille de sensations décousues (...)



[...]



Je ne sais pas si la vie est trop peu ou trop pour moi.


Je ne sais pas si je ressens trop ou pas assez, je ne sais pas


Si je manque de scrupule spirituel, point d'appui pour l'intelligence,


Consanguinité avec le mystère des choses, choc


Au contact, sang sous les coups, tressaillement aux bruits,


Ou s'il existe un autre sens à tout cela, plus simple et plus heureux.



[...]



J'ai tout vu et je me suis émerveillé de tout,


Mais ce tout a été trop ou pas assez — je ne sais lequel des deux — et j'ai souffert. 


J'ai vécu toutes les émotions, toutes les pensées, tous les gestes,


Et je me suis senti aussi triste que si j'avais voulu les vivre et que je n'y étais pas arrivé. 


J'ai aimé et haï comme tout le monde,


Mais pour tout le monde c'était normal et instinctif,


Alors que pour moi c'était toujours l'exception, le choc, la soupape, le spasme. 



[...]



Je voudrais avoir tous les sens, y compris l'intelligence,


L'imagination et l'inhibition


A fleur de peau pour pouvoir me rouler sur la terre rêche


Plus de l'intérieur, pour ressentir encore plus de rugosité et d'aspérités.


Je ne serais content que si mon corps était mon âme... 


Ainsi tous les vents, tous les soleils et toutes les pluies


Seraient ressentis par moi de la seule manière que je voudrais... 




Passage des heures, d'Alvaro de Campos

Fernando Pessoa, 1915-16


Trad. Jean-Louis Giovannoni, Isabelle Hourcade, Rémy Hourcade et Fabienne Vallin. 


Éditions Unes, 2024.