Le dépôt
Extrait de L'Autre, p. 21-25
Dehors le lendemain: 17 heures 26
Aujourd’hui je te vois. Tu es radieuse. Il ne pleut pas. Un avion plane au-dessus de nous avec tous ces passagers qui fuient ou qui tentent de rejoindre quelqu’un ou quelque chose ailleurs. Le soleil pâlit à côté de toi. Une voiture freine devant nous. Tu as lu ma lettre? Je ne le demande pas: curieux.
Il approche. Son veston est impeccable. Je te jette un œil torve parce que je ne comprends pas. Toi non plus. Où est-ce que nous en sommes? Il s’appelle Christofle Flynn apparemment. Nous sommes trois dans la rue. La rue ne nous appartient pas à ce que je sache. Il continue de ne pas pleuvoir pendant ce temps.
Christofle Flynn sort quelque chose de sa poche devant nous. Je l’appelle Christofle Flynn. D’Antine n’en croit pas ses yeux. Qu’est-ce que c’est que ça? C’est la première fois. Une lumière extraordinaire se reflète dans ses yeux intrigués. Nous sommes tous les trois à l’intérieur de cette zone délimitée du triangle limoulois.
Ça brille on dirait. Dans le creux de sa main tendue un objet bizarre luit d’une forme indéterminée. Des gens passent tout près sans faire attention. «Vous aurez besoin de ce truc.» Il s’adresse à moi en parlant de nous deux. Je ne saisis pas très bien. D’Antine demeure perplexe sous le voile nuageux. Un oiseau s’envole à tir-d’aile.
J’hésite à le prendre. Christofle Flynn insiste en avançant sa main vers moi. Il me désigne la voiture. Mais que veut-il à la fin? D’Antine presse mon poignet. Je n’arrive pas à dire ce que c’est: à quoi ça peut bien servir. C’est brillant et noir à la fois. Ce n’est sûrement pas de la technologie.
La porte arrière de la voiture s’ouvre en grinçant. D’Antine ne veut pas monter. Je le sens à la pression de sa main. Une ombre avec un chapeau est assise derrière le volant. Christofle Flynn ne semble pas très satisfait. On croirait la scène sur pause. Je pense aux actions à commettre mais rien ne se passe. J’ai froid.
Je regarde l’heure. 17 heures 46. Quelqu’un m’agrippe le bras. Christofle Flynn m’enfonce cet objet dans la paume de la main. Un bourdonnement urbain camoufle les froissements des tissus de son veston. D’Antine a retenu un cri j’ai l’impression. «Mais qu’est-ce que c’est que cette chose?» Je jette un coup d’œil: «Vous en aurez besoin: montez dans la voiture.»
La voiture ronronne tranquillement. Il y a une odeur de lilas. On est pressés. Pourtant rien ne nous oblige à… «Que dois-je en faire?» Le chauffeur s’impatiente. Christofle Flynn cherche mon bras une seconde fois pour me forcer à monter dans la voiture avec D’Antine.
«Vous êtes Fergus?» Il sait. Elle n’y est pour rien elle. Je l’aime: c’est tout. Il n’y a pas moyen de discuter. Tout ce qu’il veut c’est nous emmener quelque part. Et puis j’ai l’objet. Ce n’est pas à moi. Je ne sais même pas pourquoi D’Antine m’aime. Elle ne veut pas m’accompagner. Il y a d’autres endroits où aller.
17 heures 48. C’est l’impasse en face de Christofle Flynn. Il n’aime pas se faire appeler ainsi. Pourtant… Il rajuste son veston avant d’insister. Je me prépare à résister. D’Antine tire sur mon bras vers la voiture. Le chauffeur tourne la tête mais on ne le voit pas bien. Tout ce qu’il veut c’est que l’on s’assoie sur la banquette arrière. Les phares sont allumés.
Je regarde D’Antine dans les yeux. La couleur de ses yeux s’est évaporée avec la peur. Un chat miaule tout près de nous. Un nuage se dissipe. Je regarde en l’air. Voilà D’Antine est assise dans la voiture. Christofle Flynn sourit. Je la rejoins. La porte claque. La radio reste muette.
Le chauffeur ne me connaît pas. Peu de gens savent que je m’appelle Fergus. La route s’ouvre devant nous. D’Antine dort sur la banquette. Christofle Flynn est assis à l’avant. Entre lui et le chauffeur il ne se dit rien. L’objet dans ma main brille faiblement tout en étant d’une couleur sombre: impossible de savoir la forme qu’il a.
Peut-être se dirige-t-on hors de la ville. La voiture roule sans arrêt. Comment se fait-il que D’Antine dorme? «Où nous emmenez-vous messieurs?» Cette question se heurte au silence. Tout le monde se contente de regarder droit devant: sauf D’Antine. Suis-je coupable de l’aimer? Je renverse ma tête vers l’arrière.
Ça cahote sur la route. La nature borde la route des deux côtés. La ville est plus loin derrière nous. Je ne connais pas cet endroit. Malgré les secousses D’Antine ne se réveille pas. Je ne sais pas ce qui lui arrive. Le chauffeur a enlevé son chapeau. Devant se profile une grande maison isolée. Il y a beaucoup d’arbres autour.
Je pense tout à coup que nous ne sommes plus dans la zone triangulaire de Limoilou. Limoilou a disparu dans la fumée du pot d’échappement. D’Antine ouvre les yeux finalement. Elle s’étire. Elle croit avoir rêvé. Pourquoi cette maison? Elle demande à Christofle Flynn. «Je suis Mhb-01.» Je pensais que… Ce n’est pas grave.
On doit sortir de la voiture. Le moteur s’est arrêté. Une femme d’âge mûr nous regarde du balcon. Elle cache ses mains dans son giron. Le chauffeur demeure immobile et noir. Les rayons du soleil ratissent la terre par intermittence. La femme a de longs cheveux bleus.
Christofle Flynn/Mhb-01 sort de la voiture et vient ouvrir ma porte. D’Antine me regarde avec incompréhension. Je ne sais pas quoi faire. Je sors. D’Antine emprunte mes gestes à ma suite. Debout dans l’herbe courte nous regardons cette femme. Elle n’a encore rien dit. La voiture repart en nous abandonnant.
Je crois qu’il faut entrer à l’intérieur. On attend. Je serre l’objet dans ma main. Il y a une sorte de chaleur qui en émane. Comme la main de D’Antine. «Vous venez?» La femme a parlé avant d’entrer dans la maison. Il faut la suivre je devine. Christofle Flynn demeure immobile. Je prend la main de D’Antine dans la mienne.
Un instant. Christofle Flynn se place derrière nous pour nous faire avancer vers la maison. «La Wanda veut vous voir.» Sa voix fait vibrer l’air de sa sentence irrévocable. Mais nous ne savons rien. La Wanda attend seule dans la maison.
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