La
page
blanche

Le dépôt

PAGE NOIRE

Zoom

Zoom 6 - La misère


Le Zoom sur la misère sera proposé pour la revue Lpb. Il comprend normalement quatre textes, il en manque un. Merci d'écrire à Pierre Lamarque pour proposer un texte sur la misère.




Gorguine Valougeorgis


Durant la journée (Asphalte)


 j’ai appris à l’usure

à reconnaître l’odeur

de l’humain qui dort dehors

 rance entre

le tabac froid, la bouteille     l’asphalte surtout l’asphalte du sdf : le

poisson du poissonnier

pénètre les pores jusqu’aux os colle

à la peau

s’infiltre comme la crasse sous les ongles puis aux articulations qui ankylosent

les rapports au monde

 le bain de bouche

ou la douche faite

à la hâte au foyer ou

au gymnase municipal

ne suffisent pas

à masquer la honte

 quand cette odeur s’allonge

dans mon fauteuil je suis

très attentif à prendre le temps  regarder bien dans

les yeux et serrer un peu plus

la poignée de mains de fin de séance

ne pas nécroser plus loin ce

qu’il reste de vie et

redonner ne serait-ce qu’un instant

une fluidité au sang que circule de nouveau

l’espoir

 coagulé quelque part

trop loin du cœur.


 (Extraits de Matin, midi, soir, Polder 189 paru grâce au partenariat des éditions Gros Textes et de la revue Décharge.- www.dechargelarevue.com)



Tristan Felix


28 mars 2003, 23 h 30. Métro Pigalle, Paris 17è ardt.


  La danse de la grue


   L’homme est en chantier, tout à son labyrinthe. Il s’esquinte, il s’éreinte. Il se heurte et se fait peur. Il sue. Il n’a d’autre issue que lui. Il se hisse et vacille, tente chaque pas qui l’accule en son centre. Son nom se cogne aux angles de son squelette. Il fore en sous-sol pour y pondre ses œufs cabossés. Il accouche de ses propres clous.


  La nuit, il rêve de sauts de biche, d’embardées, de virages à deux cents à l’heure ou bien d’un saut de l’ange du haut d’une grue. Même alors, un vent violent plaque contre sa face un sac en plastique gras.

 

  Il en est un, je l’ai vu, échappé des processions d’épaves, un métronaute qui aurait avalé le Minotaure. C’est peut-être Thésée, si difficile à suivre lorsqu’il s’enroule au fil de sa danse amoureuse. Il est juché sur un skate-board et monté sur deux béquilles. Ses jambes flottent comme des mues de serpents jusqu’aux pieds collés à la planche par la seule force de sa vitesse. Il est une perturbation climatique souterraine, une étourdissante mécanique dans un espace tuyauté pour elle seule.

 

  Il s’élance à la folie dans les couloirs dénivelés — thorax en pente au-dessus de l’épine dorsale des marches — ses béquilles en élytres raclent les escaliers — sa colonne vrille entre les voyageurs voûtés — tous, au bout de sa chaîne médullaire il les tient — chacune de ses vertèbres emboîte le pas de leurs carcasses — son attelage invisible redresse les nuques, inverse les bosses — il pousse devant lui toute matière inerte de l’air, des néons, du béton— il déplie l’horizon qui lui pousse du tronc.

 

  Cet homme a cessé de crever parmi les siens. 


(Extrait de 'Laissés pour contes' - Tristan Felix - Ed Tarmac)


Contentions


 Posée sur un banc mal calé entre d’anciens pavés cernés de mégots et de bris de verre, une maman donne la becquée à son fils. D’une main elle emplit une cuiller de compote de légumes verts, de l’autre elle essuie toutes les trente secondes la bouche qui déborde ou bave avec un mouchoir blanc. Devant eux défilent de tout petits solistes qui depuis quelques semaines ou quelques mois s’efforcent d’entendre les mystères du piano, de la clarinette ou du saxophone. Elle essuie sa bouche. Les autres spectateurs se dandinent d’impatience, s’émeuvent, se grattent, retiennent leur souffle. Elle essuie sa bouche. On applaudit les musiciens en herbe ; on accentue la claque pour encourager ces apprentis aux yeux tout ronds qui ont joué quelques secondes à peine. Dans la mesure des centimètres qui lui restent, le fils contorsionne son corps de quatorze ans peut-être, retenu à son fauteuil roulant par des jambières en plastique qui paralysent le bas des jambes et par des sangles qui retiennent ses cuisses, son bassin, son torse et ses bras. Elle essuie sa bouche. Ses mains gigotent à l’extrémité de ses manches solidement nouées par des cordons. Ses mains sont d’épaisses araignées captives prises au piège de leur propre violence. Elle essuie sa bouche. Si l’on dénouait ces petits sacs, les araignées hors d’elles se jetteraient sur son visage crayeux pour lui crever les yeux ou lui défoncer le crâne. Elle essuie sa bouche. Elle ajoute à la prochaine cuillérée un cachet blanc et un sachet de poudre. Elle change de boite pour passer à la compote de fruits rouges, ou à une crème de betterave. C’est un peu la même couleur, celle aussi des pétales de certaines anémones ou du ventre d’étranges petits poissons de rivière lorsqu’ils se battent. Sa tête soudain s’agite en tous sens et sa bouche émet les sons gutturaux d’une bête qu’on étranglerait ou que l’on secouerait. Il s’ouvre un espace au-dedans où se sont effondrés des pans de falaise. Un éboulement de ciel mal découpé dans le rêve de l’amour. Elle essuie sa bouche et lui redonne de cette mousseline rouge qu’il aime et qui le calme. Plus tard, une violoncelliste s’avance sur la scène. C’est au tour des grands, d’une grande dame passée par des failles tapissées de fougères scolopendres. Elle fait résonner le corps vide de son instrument avec ses doigts nerveux et son archer. Alors il se déhanche l’âme, allonge son cou qu’il renverse avec une joie tempétueuse. Elle essuie sa bouche. Elle n’a pas avorté. Elle aura manqué l’échographie, la tête ailleurs, prise entre les drames qui se déroulent dans les maisons de briques humides. Elle aura peut-être voulu le garder, comme l’excroissance de son propre corps abandonné, la contention de son expulsion du monde. Elle n’aura eu d’autre choix que celui de n’en pas avoir. Elle essuie sa bouche, une attention de chaque instant devenue un geste reflexe comme celui de respirer pour ne pas mourir asphyxié. D’entendre les inflexions sauvages de ce violoncelle, il éructe des sortes d’appels du grave à l’aigu, son code secret de l’émoi. Il est attaché à cet émoi qui l’arrache à lui-même.


 Tristan Felix

Saint-Denis, 21 juin 2023