Le dépôt
Pierre Reverdy - Nathalie Quintane - Aimé Césaire
PIERRE REVERDY
LES YEUX INCONNUS
En attendant
Sur la chaise où je suis assis
La nuit
Le ciel descend
Tous ceux à qui je pense
Je voudrais être aux premiers jours
De mon enfance,
Et revenir
M'en aller de l'autre côté
Pour repartir
La pluie tombe
La vitre pleure
On reste seul
Les heures meurent
Le vent violent emporte tout
Les yeux se parlent
Sans se connaître
Et c'est quelqu'un qu'on n'aura jamais vu
Qu'une seule fois dans sa vie
Pierre Reverdy
Main d’oeuvre - Poèmes 1913 - 1949
Ed. Mercure de France
NATHALIE QUINTANE
Si je ferme l'œil droit, ou si je place ma main devant, je n'aurai pas une vision partielle de la feuille, je la verrai dans sa totalité. Si je regarde le texte suivant à travers un cercle de cinq millimètres de diamètre, je suis obligé de déplacer ce cercle pour pouvoir lire le texte. Le texte suivant, imprimé sur fond blanc, se lit plus rapidement sur fond jaune, et encore plus rapidement sur fond rose. Si je place cette page imprimée, aux dimensions 15 x 21, sur une feuille blanche aux dimensions 41 × 34, le texte apparaîtra en relief. Si je pose ma main à plat sur ce texte, je ne peux plus lire qu'entre mes doigts. Si je pose ce texte sur la route et si je passe tout près en bicyclette, il sera un peu emporté par le vent de ma course. Si je colle ce texte sur un panneau en bois, quelques bulles d'air apparaîtront. Si j'agite cette page sur le quai d'une gare, de loin, on pensera que je fais mes adieux. Si je plie cette feuille en accordéon, par une série de courts va et-viens du poignet, je peux m'éventer avec. Si je dépose ce texte près d'un mur en train d'être repeint, il sera bientôt irrégulièrement piqueté de taches de peinture d'une couleur égale à celle du mur Si je dépose ce texte près d'un mur en train d'être repeint, il sera irrégulièrement piqueté d'excréments de souris. Si j'essaye de lire ce texte en plissant les yeux, je mettrai plus de temps à le déchiffrer qu'en les ouvrant complètement. Si je découpe ce texte au plus près des mots et si je le colle sur du papier peint à fleurs, il sera moins lisible.
Nathalie Quintane
Revue Nioques 9 - Extrait
AIMÉ CÉSAIRE
Au bout du petit matin, cette ville plate – étalée…
Elle rampe sur les mains sans jamais aucune envie de vriller le ciel d'une stature de protestation. Les dos des maisons ont peur du ciel truffé de feu, leurs pieds des noyades du sol, elles ont opté de se poser superficielles entre les surprises et les perfidies. Et pourtant elle avance la ville. Même qu'elle paît tous les jours plus outre sa marée de corridors carrelés de persiennes pudibondes, de cours gluantes, de peintures qui dégoulinent. Et de petits scandales étouffés, de petites hontes tues, de petites haines immenses pétrissent en bosses et creux les rues étroites où le ruisseau grimace longitudinalement parmi l’étron…
Aimé Césaire
Cahier d’un retour au pays natal
Ed Présence africaine - Poésie - 1983